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maison à deux étages, dont le paratonnerre et les rideaux de toile cirée peinte attirent maint curieux de plusieurs milles à la ronde. Hawkins jouit de l’ébahissement provoqué par son luxe, tout en comparant néanmoins avec dédain ces mesquines magnificences a celles dont ses enfans feront étalage le jour où leurs soixante-quinze mille acres de terre seront en exploitation. Les prétendus héritiers forment d’avance mille projets ambitieux. Washington, l’aîné, se croit un grand inventeur; mais, pour lancer la moindre de ses inventions, il faut beaucoup d’argent; il en aura, son père n’a jamais cessé de le lui répéter. Ce Washington Hawkins est un être enthousiaste, crédule et doux, plein d’imagination et condamné par conséquent à être toujours dupe dans un pays ou les qualités essentielles sont l’audace, la ruse, l’esprit pratique et positif ; dès son premier pas, il sera broyé entre les rouages inexorables de cette machine sociale hostile aux faibles et aux timides. Heureusement Clay, son frère adoptif, travaillera pour deux. Laure viendrait aussi très volontiers en aide à ses bienfaiteurs, que les conseils du colonel ont ruinés une fois de plus; c’est une personne énergique et romanesque, aussi intelligente que belle, un aiglon qui ne demande qu’à prendre son essor; mais la poule qui l’a couvé le retient sous son aile. Jamais Mme Hawkins n’admettra qu’une de ses filles s’abaisse à gagner sa vie : des femmes qui ont dans les veines le vieux sang du sud dérogeraient en tirant parti de leurs talens; faute de trouver pour les siens un emploi honnête, Laure en fera dans la suite des instrumens d’intrigue; ce sera l’antithèse de la carrière d’une jeune quakeresse de Philadelphie qui, celle-là, étudie la médecine non-seulement en vue d’atteindre à la position pécuniaire de tel ou tel docteur femelle dont les honoraires sont de dix à vingt mille dollars par an, mais surtout pour être à ses propres yeux quelque chose, pour ne pas se rouiller dans l’inaction, pour « briser des obstacles en un mot et se rendre libre. »

Et les terrains du Tennessee?.. — Le juge Hawkins, plus gueux que jamais, grâce à une spéculation sur les sucres qui a tué celle des mulets, a eu diverses occasions de les vendre; trois fois un bon ange sous la figure d’un acquéreur, messager de quelque compagnie métallurgique, est venu l’y inviter en pure perte; au dernier moment, il recule toujours devant ce qui lui paraît être une trahison, devant la crainte de spolier ses héritiers. Sa vie s’use dans cette alternative d’espérances, de déceptions, d’attente vaine, et la mort le prend sans qu’il ait renoncé à sa folie. Il expire en recommandant à ses enfans sans pain de ne jamais perdre de vue leurs trésors du Tennessee.

Toute cette première partie du roman est conduite à merveille et