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dérive, sans vocation réelle, essayant de tout avec l’unique espoir que le hasard finira par lui faire rencontrer une veine d’or quelconque. Il n’est point paresseux, il a le genre de courage que donne la ferme volonté de parvenir, mais les exemples qui l’entourent l’ont affolé : il voit tant de gens sans le sou la veille, riches aujourd’hui, et à qui cette opulence subite est venue en dehors des procédés réguliers pratiqués par les générations précédentes! Les chemins de fer, la politique, la spéculation sur les terrains, le tentent également; devant le jeune Américain, les sentiers qui conduisent à la prospérité matérielle sont innombrables; embarrassé pour choisir, il perd souvent des années à calculer les chances que lui offre celui-ci ou celui-là avant de consacrer ses forces à un seul objet. Il n’a pas de traditions qui l’engagent ni le guident, et son impulsion naturelle est de rompre avec la profession de son père pour inaugurer quelque chose de nouveau. Philippe, tout en donnant une chasse active aux dollars, ne dédaignerait pas la gloire, la gloire facilement acquise du premier coup. Il a fait de bonnes études et collaboré non sans succès à quelques magazines. Bientôt sa probité se heurte à certains écueils qu’il n’avait pas prévus. On lui accorde de prime-saut la direction d’une feuille provinciale quotidienne, pourvu qu’il en fasse Un journal d’opposition ; c’est l’opposition qui va triompher et sans doute élire le nouveau président. Rien de mieux; Philippe ne voit qu’une petite difficulté : la honte de parler contre sa conscience. — Oh ! bien, lui dit avec dédain un vieux routier de la presse, si vous comptez à la fois écrire et interroger votre conscience, autant y renoncer tout de suite! — Philippe y renonce; on peut arriver autrement; par exemple son ami Harry Brierly, jeune dandy, homme d’affaires de New-York, lui propose de se joindre à un comité d’exploration qui s’en va projeter une ligne de chemin de fer dans l’ouest. — Soit! en quelle qualité?

— En qualité d’ingénieur parbleu !

— Je ne sais rien du métier.

— Vous l’apprendrez en route; nous partons demain.

Et voici les deux amis occupés à s’acheter des livres spéciaux, des vêtemens de caoutchouc, des bottes protectrices contre les serpens, avant d’avoir regardé seulement sur la carte les lieux qu’ils vont explorer et de savoir au juste ce qu’on se propose d’y faire. Don Quichotte ne partit pas plus étourdiment en quête d’aventures, et leurs illusions valent bien celles des chevaliers errans du vieux monde. Avant de s’enfoncer dans l’ouest, Philippe jette à la poste une lettre pour sa petite amie de Philadelphie, Ruth la quakeresse. Peut-être ne la reverra-t-il jamais : il connaît les périls de la frontière, les Indiens, la fièvre; mais il s’agit de conquérir la toison