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cette odieuse ville où tu as tant souffert, — Non, répond Laure, c’est impossible, je ne pourrais plus, ne pleurez pas, mais vraiment je ne pourrais plus me faire à l’ancienne vie.

Quel est donc l’avenir que rêve cette grande coupable, qui ne devrait plus demander au monde que de l’oublier? Rêve-t-elle la réhabilitation, de nouvelles et légitimes amours? Changera-t-elle son nom déshonoré pour celui d’un de ces insensés qui sollicitent à genoux sa main sanglante? En Amérique, un crime commis dans certaines circonstances excentriques semble parfois être un prestige de plus. — Non, c’est toujours son orgueil qui parle; il lui conseille d’utiliser les dons extérieurs qui lui restent à trente ans, son éloquence naturelle, sa triste célébrité même, pour bondir du banc des accusés sur un théâtre quelconque ; elle en a fini avec les égaremens du cœur et se tourne vers la gloire, la gloire des conférences, des lectures publiques. Aussitôt après son acquittement, une sorte de Barnum est venu la trouver, un de ces exploiteurs de scandale si communs aux États-Unis; il lui a promis le succès, si elle consentait à débuter sous ses auspices, il lui a même fourni un thème : Révélations de la vie d’une femme, et Laure, enivrée, s’est rendue à ce conseil. Les journaux s’occuperont d’elle encore, fût-ce pour l’injurier! Que le bon sens public fasse brutalement justice de sa tentative effrontée, qu’elle soit sifflée dès le premier soir et qu’elle en meure, peu importe après cela; on se détourne avec dégoût, la mesure est pleine.

Les auteurs du Gilded Age ont eu tort de croire que l’on pût s’intéresser si longtemps à la fange qu’ils remuent sans indignation suffisante. Ils admirent l’audace de Laure et rient de la jactance industrieuse du colonel. La lutte énergique contre la destinée paraît être le premier titre à leur sympathie; elle l’est aussi à la nôtre, pourvu que le but soit légitime et les moyens avouables. Ruth et Philippe par exemple ont au suprême degré les qualités américaines ; quel noble usage ils en font ! Tandis que ses amis perdent leur temps, leur argent, et se compromettent pour obtenir des protections vénales, Philippe poursuit la découverte d’une veine de charbon de toute la force de son intelligence et de ses bras. Il travaille comme ingénieur et aussi comme manœuvre, maniant au besoin le pic et la pioche, seul à la fin, abandonné des ouvriers, qui ont perdu confiance après de longues recherches infructueuses, et son dernier effort, qui paraît être celui d’un suprême entêtement, le met en possession de ce qu’il cherche; il épousera Ruth, qui, confiante dans l’avenir de son fiancé, mais trop sage pour s’en tenir à une in active espérance, combat de son côté en risquant sa vie dans les hôpitaux; ne lui faut-il pas soutenir ses parens, ruinés par leurs parasites, les inventeurs? — Et quand ton charbon sera épuisé,