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par une première saignée avait apaisé la violence du feu intérieur ; le jeune docteur ne croyait pas que le malade fût en état de supporter une saignée nouvelle, et il avait laissa revenir la fièvre, une fièvre dévorante, celle qui brûle et qui tue. Ségur en était là le 3 décembre aux premières lueurs de l’aube ; sans voix, sans haleine, presque anéanti, sa faiblesse ne l’empêchait pas de discerner certaines choses autour de lui. Il vit donc le chirurgien commis à sa garde qui bouclait tranquillement son porte-manteau, comme s’il s’attendait d’un instant à l’autre à un double départ. Tout cela était parfaitement clair : le docteur allait partir pour Madrid, où il avait hâte d’arriver ; le blessé allait partir pour l’autre monde, auquel il ne songeait guère, nous dit-il, malgré l’à-propos de la situation. Ce n’était point de sa part orgueilleuse tranquillité, c’était simplement confiance dans la bonté divine, confiance instinctive, sans nulle réflexion, car il affirme que, malgré de si terribles avertissement, l’idée d’une autre vie ne le préoccupait en aucune manière. Toute son activité interne était concentrée sur un point, tous ses efforts tendaient à défendre cette existence menacée, à retenir et à prolonger ce dernier souffle. Une telle vigueur de résistance attestait que tout n’était pas désespéré ; il y avait encore bien de la sève en cette forte nature.

Attaché à cette lutte intérieure, et, comme il le dit énergiquement, cramponné à son dernier fil, Ségur entrevoyait son valet de chambre, le brave Legrand, assis à terre près de son lit et pleurant à chaudes larmes. Le combat qu’il soutenait ne lui laissait pas le temps de s’attendrir ; il résistait toujours, résolu à ne point céder, quand il entendit le docteur adresser à ce bon serviteur les instructions suprêmes : « quand votre maître sera mort, ayez soin de ses effets, recueillez quelques derniers souvenirs de lui pour sa famille, et faites-le enterrer convenablement. » Ségur n’était pas si résigné ; ces paroles l’irritèrent. Ne semble-t-il pas le voir sur un champ de bataille interpellant ses soldats qui fléchissent, les ramenant à la charge et les forçant de vaincre ? Écoutez-le. « Je m’indignai de cet abandon, et, par un dernier effort, je l’appelai d’un geste ; il revint, se pencha sur moi, et je parvins à articuler que, s’il y avait un dernier moyen à tenter, il fallait qu’il l’employât. — Vous saigner ! me répondit-il, mais vous êtes si faible ! — Et je vis, à son regard levé au ciel, qu’il n’osait, craignant de me voir passer sous sa lancette. Alors, étendant le bras vers lui avec un signe et un mot impératifs, je le décidai : mon sang jaillit, et je fus sauvé ! »

La scène se passait à Buytrago dans la matinée du 3 décembre 1808 ; le soir du même jour, le docteur déclarait fièrement que son malade était hors de danger. Il n’y avait pas de quoi être très fier en ce qui le concernait. Aussi Ségur ajoute-t-il avec malice :