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rendus à Saint-Cloud. Ségur demande alors si on a songé au moins à s’arranger avec Louis XVIII pour garantir les intérêts de l’armée. « Eh ! s’écrie Carnot, quel accommodement attendre d’un gouvernement qui, après Waterloo, sur les restes mutilés de tant de Français, a dicté l’odieuse proclamation commençant par ces mots : « Grâce au ciel, les satellites du tyran sont enfin dispersés ! » — Raison de plus, dit Ségur, pour ne pas se rendre sans conditions, traitons avec le roi ou battons-nous !

Se battre ! on ne le pouvait plus. Cette discussion durait encore quand un officier arriva : la capitulation était signée, l’armée devait se retirer derrière la Loire. On se sépara. Le lendemain, gardant toujours je ne sais quel espoir obstiné, Ségur se rend à la chambre des représentans. En haut du grand escalier qui fait face au pont, un ancien soldat employé dans le palais lui apprend la dispersion de l’assemblée, ajoutant que les trophées de Sommo-Sierra ne tomberont pas aux mains de l’invasion ; on a eu soin de les mettre en lieu sûr. Il avait reconnu l’officier qui avait présenté les quatre-vingts drapeaux au corps législatif dans la séance du 22 janvier 1810. Des trophées ! hélas ! quels souvenirs au mois de juillet 1815 ! En ce moment-là même, le vieux soldat pousse un cri, indiquant du doigt la direction du pont Royal. Ségur se retourne : il voit une colonne ennemie qui débouchait sur le quai ! C’était la première fois que cette odieuse image frappait ses regards ; retenu à Tours par ses blessures, il n’avait pas vu les alliés en 1814. Ce lui fut un coup effroyable. On sait qu’il était d’une trempe à subir les plus rudes atteintes ; à Sommo-Sierra, en Pologne, en Russie, en Allemagne, à la prise de Reims, il avait vu la mort de près et l’avait regardée sans pâlir. Devant cette humiliation, ses forces l’abandonnèrent ; il défaillit et tomba dans les bras du gardien. Je me rappelle ici les beaux vers par lesquels M. Elgar Quinet, en son poème de Napoléon, exprime la lassitude, l’accablement de l’âme du lecteur après tant de scènes douloureuses :

Ah ! chanteur, arrêtez ; je pleure, et votre chant
Me frappe sans repos comme un glaive tranchant.


Moi aussi je m’arrête. Assez de coups, assez de blessures, assez d’épreuves. L’homme dont nous avons voulu interroger la vie est tout entier devant nous. C’est à lui maintenant de juger ce maître auquel il a été dévoué jusqu’à la minute suprême. Quel que puisse être son verdict, nous savons d’avance que nul n’en contestera l’impartialité. Ségur jugeant Napoléon, voilà une scène digne de l’histoire ; ce sera la dernière partie de cette étude.


SAINT-RENE TAILLANDIER.