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profit. Les coups de fusil qui interrompirent à plusieurs reprises le vote, les registres supprimés ou faussés, faisaient présager depuis plusieurs mois une issue violente. Les manœuvres dont chaque parti accusait son adversaire et que chacun du reste pratiquait, les menaces qu’ils échangeaient, tenaient le commerce en suspens, interrompaient le travail, arrachaient déjà les gens suspects à leurs retraites pour les jeter sur les routes et même dans les rues de Buenos-Ayres. Le gouvernement du président Sarmiento, qui eût dû rester neutre, était manifestement dévoué au parti du docteur Alsina ; malgré tout, ses partisans n’arrivèrent qu’à un résultat qui assurait la défaite du parti mitriste sans établir leur victoire.

Le seul dont le nom sortait de l’urne sans s’y être compromis était don Nicolas Avellaneda; il fut donc proclamé successeur du docteur Sarmiento au fauteuil présidentiel. Cependant M. Avellaneda, après avoir triomphé de ses deux adversaires à tous les degrés et pour ainsi dire sans avoir lutté, ne devait pas se trouver le 12 octobre seul président, et c’est là la cause qui veut être expliquée de la révolution qu’il a eu à combattre.

La lutte électorale était terminée, les électeurs qui allaient proclamer le président étaient nommés, la majorité incontestable appartenait à M. Avellaneda. Le parti du général Mitre, quoique irrité, était prêt à accepter sans murmure la présidence de cet adversaire loyal, et celui-ci le savait : il n’ignorait pas non plus que le parti mitriste était composé de conservateurs, sortes de tories républicains, prêts pour la lutte électorale, mais disposés à éviter par tous les moyens une guerre civile, silencieux même devant l’hostilité implacable du parti alsiniste, la partialité des autorités et la complicité des pouvoirs constitués dans le dépouillement du vote. Il savait aussi que le parti alsiniste, n’étant pas composé des mêmes hommes, n’accepterait pas une défaite sans compensations; il crut sage et politique d’aller au-devant du danger, et d’offrir ces compensations à ce parti vaincu avant qu’il ne les exigeât les armes à la main. Peut-être, au moment où il abdiqua ainsi la moitié de l’autorité qui allait lui être conférée, M. Avellaneda se souvenait-il de la mort tragique de son père, dont la tête, fixée au bout d’une lance, fut promenée dans Tucuman par les mazhorqueros du dictateur Rosas.

C’était agir dans l’intérêt de la paix publique, mais ces espérances furent déçues. Le parti alsiniste en effet, ayant la volonté de mener sous le nom du futur président le pays au gré de sa politique, livra à M. Avellaneda quelques voix inutiles dont il n’avait que faire, et s’empara sans plus tarder de tous les emplois, de tous les commandemens, puisa dans le trésor les fonds nécessaires à payer les frais de la lutte électorale, et enfin mit le comble à l’irritation