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sans coup férir un pacifique village de plaisance à la porte de la ville, et fait assez de bruit pour épouvanter une ville de deux cent mille âmes; quelques heures après, les deux seules canonnières du gouvernement étaient au pouvoir des insurgés.

La vie fut en un instant paralysée dans toutes les parties de la république, d’autant plus que, parmi ceux qui étaient désintéressés de la lutte, chacun attendait en spectateur un dénoûment prochain. Pour la première fois depuis le commencement des guerres civiles, déjà nombreuses dans ce pays, la population de Buenos-Ayres était en majorité étrangère. Cette population ne voyait naturellement dans ce mouvement qu’une perturbation considérable de ses affaires et sa fortune privée en péril; personne ne pouvait supposer que cette masse d’intérêts allait être longtemps compromise par la vaine ambition de quelques hommes. Le lendemain, Buenos-Ayres, qui naturellement devait être le théâtre de l’insurrection, où le sang devait couler dans les rues, était calme et rassurée; on savait déjà que les groupes d’insurgés étaient peu nombreux et plus turbulens qu’inquiétans; la jeunesse mitriste se dissimulait ou s’exilait à Montevideo plutôt que de grossir les rangs de ses coreligionnaires; ceux qui restaient cachaient avec soin leur drapeau. Le mouvement était manqué, et le gouvernement pouvait procéder avec calme à sa propre défense.

On vit dès lors dans cette société profondément et uniquement occupée d’intérêts matériels que la raison du plus fort serait la seule bonne. Le gouvernement, en même temps que son autorité, avait à défendre son crédit en Europe, et ce stimulant fut pour beaucoup dans l’énergie qu’il déploya ; l’on peut dire qu’il avait l’œil fixé sur la bourse de Londres plus peut-être que sur les mouvemens de l’ennemi. Son énergie eut pour premier résultat de porter le trouble dans le cœur des indécis en même temps qu’elle empêchait l’entente parmi les groupes de l’insurrection. C’était un spectacle nouveau que celui d’un gouvernement résistant avec vigueur à Buenos-Ayres contre une insurrection de la société même de cette ville, convoquant au cœur du parti révolutionnaire une garde nationale hostile et la faisant à tous risques entrer en campagne ; parmi tous ces soldats de rencontre, fort peu étaient décidés à marcher contre l’ennemi nouveau, mais tous, attendant les événemens, étaient prêts à quitter les rangs et à proclamer le général Mitre; pas un cependant n’était disposé à le proclamer seul et sans certitude d’être vigoureusement appuyé.

Chaque jour qui se passa dès lors fut un jour perdu pour l’insurrection et assura davantage la stabilité du nouveau pouvoir. Le 12 octobre était arrivé ; c’était la date fatale où pendant un instant