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plus en place, vient chercher fortune dans cette ville si libéralement ouverte à tous. Les fonctions publiques ne durent guère aux États-Unis, parce que le parti aux affaires n’y reste jamais longtemps ; il faut bien vivre quand on n’est plus pensionnaire du gouvernement, et ici personne n’est embarrassé de gagner sa vie. On se fait courtier, commerçant, marchand, banquier, manufacturier, fermier, inventeur d’affaires ; on joue sur le cours des terrains, qui augmentent étonnamment de prix d’une année à l’autre ; on joue sur les fonds publics, sur les actions des sociétés industrielles ou de crédit, on monte une opération quelconque, une exploitation de mine, une ligne de chemins de fer ou de bateaux à vapeur ; bref, on s’ingénie de toute façon pour gagner de l’argent, make money. Le dieu dollar est celui que tout le monde sert, et l’on vit, et l’on vit bien et largement. A voir comment tous ces gens dépensent les greenbacks et les jettent au vent, on dirait qu’ils n’ont qu’à frapper du pied pour les faire sortir de terre. Un jour, l’affaire montée s’écroule, la caisse est vide ; on suspend ses paiemens, ou ton fait faillite. Le créancier est clément, ne vous poursuit guère ; pareille aventure peut lui arriver à lui, il faut avoir pitié du prochain. C’est ainsi qu’il n’est pas rare qu’on prête de l’argent à celui qui a une première fois succombé, fût-ce dans une banqueroute quelque peu frauduleuse. S’il se relève, il paiera ses deux dettes à la fois, la seconde d’abord. Dans tous les cas, cet homme marche la tête haute : ce n’est pas une mauvaise note de tromper ici le public. Tous les hommes d’affaires de Chicago, hâtons-nous de le reconnaître, ne sont pas ainsi sujets à caution. La plupart, par leur loyauté, leur ponctualité, la fidélité à leur parole, honorent le commerce américain, ne laissent jamais protester leur signature. Ils en sont récompensés, font des fortunes de rois, tandis que les premiers, toujours aux abois et recourant sans cesse aux expédiens, ne deviennent guère riches. Au-dessous des hommes à la moralité chancelante s’agite la tourbe des coquins sans pudeur, des aventuriers accourus de tous les coins de l’univers. Chicago est non-seulement le rendez-vous de tous les malheureux, de tous les déshérités du sort, de tous les gens en quête d’une situation, mais encore de tous les chevaliers d’industrie. Aux uns, il semblé qu’il suffise de toucher à cette ville fortunée pour se relever immédiatement d’une situation douteuse, pénible, aux autres, que c’est la place la plus propice pour y exercer leurs fourberies. Aussi est-ce un spectacle curieux que de parcourir cette ville et d’y examiner la population bariolée qui va et vient d’une façon fiévreuse par les places et par les rues. Le soir, c’est plus saisissant encore. Alors des espèces de brasseries, de « salons » chantans, ouvrent publiquement leurs portes. On y est servi par d’accortes filles demi-nues, qui viennent