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dans ma chambre, afin de pouvoir le charger pour l’imprimerie de toutes les pensées heureuses qui me viendraient d’aventure avant que le journal ne fût mis sous presse. Une nuit que j’avais griffonné passé l’heure où Wan-li prenait congé d’ordinaire, je fus averti de sa présence sur une chaise près de ma porte par une voix plaintive qui articulait quelque chose de semblable à : — chy-li.

— Eh bien !.. répliquai-je sévèrement.

— Moi dire : Chy-li.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous dire : Comment vas-tu ? Vous dire : C’est bien long ! Chy-li, la même chose.

Je le compris parfaitement. Chy-li était la forme chinoise de bonsoir, et Wan-li avait envie d’aller se coucher ; mais un instinct de malice, que je possédais sans doute comme lui, m’empêcha de répondre à cette insinuation.

Je me remis en grommelant à ma besogne. Quelques minutes après, j’entendis le claquement pathétique de ses semelles de bois sur le plancher. Je levai la tête. Il était près de la porte :

— Vous dire : Chy-li ?

— Non.

— Vous ne dire que bêtises ! Chy-li tout de même !

Et, terrifié peut-être de sa propre audace, il prit la fuite. Le lendemain matin du reste, je le retrouvai aussi doux que jamais et ne lui rappelai pas ses torts. En gage de paix, il cira toutes mes bottes, — service que je ne lui avais demandé de ma vie, — y compris mes pantoufles chamois et une paire d’immenses bottes de cavalier à genouillères, sur laquelle il épancha ses remords pendant plus de deux heures.

J’ai parlé de son honnêteté comme qualité intellectuelle plutôt que comme principe, mais je me rappelle maintenant deux infractions à la règle. Je désirais des œufs frais pour changer un peu le dur régime qui a cours dans nos villes de mineurs, et, sachant que les compatriotes de Wan-li pratiquent l’élevage des volailles, je m’adressai à lui. Mon petit diable m’apporta régulièrement les œufs demandés chaque matin, mais en refusant de se laisser payer, sous prétexte que l’homme ne les vendait pas, exemple de désintéressement remarquable, car ils valaient alors un dollar pièce.

Un matin, notre plus proche voisin vint me voir à l’heure du déjeuner et profita de l’occasion pour se lamenter sur sa mauvaise fortune : ses poules ne pondaient plus ou bien pondaient hors de chez lui. Wan-li, présent à l’entretien, resta confit dans sa taciturnité habituelle ; mais, quand le voisin fut parti, il se tourna vers moi avec l’ombre d’un ricanement moqueur : — Ses poules, celles de Wan-li, mêmes poules !