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des choses, l’étoffe pour ainsi dire des œuvres de l’art et de l’imagination, et qu’aussi bien, — mise à part la fantaisie brillante, — quiconque affecterait de la mépriser ne pourrait aboutir, dans le roman ou dans la poésie, qu’à la niaiserie sentimentale et l’abstraction symbolique ; elle n’est toutefois qu’une matière, et le propre de l’art est de lui donner une forme. Il ne suffit pas de voir, il faut encore sentir, il faut aussi penser. Certes c’est une faculté rare et qui marque déjà l’artiste que de saisir sous forme d’image ce que le vulgaire des hommes n’entrevoit que sous forme d’expression abstraite des choses, — et cependant c’est encore peu.

« Il y a des larmes des choses, » comme dit le poète, et nous pouvons entendre par là que la nature ne devient vraiment belle qu’à travers l’illusion de nos propres sentimens que nous transportons en elle, et qui lui communiquent cette puissance d’émotion dont le cœur humain est la source unique, jamais tarie. La splendeur d’une aurore nouvelle, la sérénité d’un beau soir, n’ont de valeur que celle des sentimens qu’elles éveillent en nous, tantôt soulevant les cœurs de joie, de reconnaissance, d’amour, tantôt insultant à notre désespoir comme quelque implacable ironie. Et ce n’est pas tout encore : du milieu des choses prosaïques et basses de l’existence, il reste à dégager ce qu’elles renferment de beauté secrète ; il faut éliminer, choisir, n’emprunter enfin à la réalité ses formes et ses moyens d’expression que pour transfigurer cette réalité même et l’obliger à traduire l’idée intérieure d’une beauté suprême. C’est qu’en effet nous n’appartenons à la réalité que par les parties les moins nobles de nous-mêmes, cette nécessité du labeur journalier qui nous réduit au rôle de machines, les appétits qui nous confondent avec l’animal, et que tout ce qu’il y a de supérieur en nous conspire à nous relever de la déchéance où nous maintient l’asservissement à la matière. Dans ce sens, on a pu dire « que le monde de l’art était plus vrai que celui de la nature et de l’histoire, » parce qu’on y voit s’évanouir la contradiction choquante qu’accuse impitoyablement la condition humaine entre la grandeur du but où nos aspirations nous poussent et la faiblesse dérisoire des moyens dont nous disposons pour l’atteindre.

De ces trois conditions, si l’art néglige les deux premières, et qu’il ne se préoccupe que de rendre la vérité générale du type, il n’enfantera que des œuvres d’une beauté sans doute accomplie, mais froide, mais inanimée, « qui sera comme l’eau pure et qui n’aura pas de saveur particulière : » ainsi les Martyrs de Chateaubriand, Eudore et Cymodocée. S’il ne se soucie que de la seconde et d’émouvoir seulement les cœurs ou d’échauffer les imaginations, il produira des œuvres déjà d’une valeur moins haute et contre le trouble momentané desquelles il sera possible à la réflexion de se reprendre : ainsi les romans de Richardson, Clarisse Harlowe ou Paméla, ainsi la Nouvelle Héloïse. S’il ne s’inquiète