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n’abandonne jamais le sentiment de la réalité, que l’expérience guide et contient, et qui rappellent sans cesse aux penseurs ce conseil de Bacon : ce qu’il faut attacher à l’entendement, c’est non pas des ailes, mais du plomb. Kant, sous une autre forme non moins ingénieuse, nous donne le même conseil lorsqu’il dit : « La colombe qui s’élance dans l’air, dont elle sent la résistance, pourrait croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide. » Nous sommes loin, bien entendu, de vouloir abandonner les droits de la métaphysique et de sacrifier aux autels de l’empirisme ; nous disons seulement que la philosophie anglaise a un rôle utile et bienfaisant : elle est un garde-fou. A la vérité, l’empirisme anglais, jusqu’à ces derniers temps, avait toujours été plus ou moins tempéré par le sens commun et les croyances religieuses; depuis quelques années, sous l’influence du positivisme et des sciences il a pris un caractère tranchant et aigu, qui n’avait jamais été jusque-là son défaut, et il s’est laissé aller à des conséquences systématiques, non moins arbitraires que les hypothèses allemandes. C’est là une phase nouvelle de l’esprit anglais dont on ne peut encore apprécier la portée; mais, toutes réserves faites sur ces nouvelles formes de la spéculation anglaise, on peut dire que la philosophie de Bacon, de Newton et de Locke occupe dans la philosophie universelle une place aussi nécessaire, sinon aussi haute que celle de Platon et de Descartes.

Cette philosophie d’ailleurs ne pouvait pas trouver un historien plus approprié que M. de Rémusat. Son esprit tempéré et circonspect, la libéralité et l’ouverture de sa pensée, son goût naturel pour tout ce qui est solide et sensé, et en même temps une élévation de vues qui le porte au-delà et lui donne le sentiment vif des lacunes et des limites, ce mélange original de curiosité un peu inquiète et de ferme adhésion aux vérités simples et lumineuses, faisaient de lui l’historien, le juge naturel de la philosophie du sens commun. M. de Rémusat avait rendu déjà à l’Angleterre le service de lui raconter son histoire au XVIIIe siècle; il lui donne aujourd’hui l’histoire de ses écoles philosophiques. Personne ne croira que ses excursions dans un pays voisin soient une infidélité à son propre pays; peut-être, dans ces études diverses, a-t-il voulu nous apprendre ce que peut pour la fortune d’un peuple la suite des idées, la ténacité dans le bon sens, la sagesse pratique, le sentiment constant de la réalité. Ces qualités modestes et sobres ont été trop longtemps sacrifiées parmi nous à des qualités plus brillantes; qui sait si en visant moins haut on n’atteindra pas plus sûrement le but, et peut-être alors la grandeur nous sera-t-elle donnée par surcroît.


PAUL JANET.