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— Bon ! laissons-la dormir. Moi, je suis venu à pied.

— Vous étiez à Léville, lui dit Espérance ; madame nous l’a dit. Diantre, c’est une jolie promenade, ça !

— Ce n’est pas plus loin que Montesparre. Ça m’a semblé court ; un pays magnifique… pour décor de mélodrame.

— Et vous avez quitté les Léville ? lui dis-je.

— Ma foi oui, le plus tôt possible, c’est tout un drame. Je vais vous conter ça.

Figurez-vous qu’en acceptant avant-hier l’invitation des jeunes gens, j’ignorais qu’ils fussent ornés d’une mère et de trois sœurs impossibles. J’arrive chez eux hier dans l’après-midi, le père me fait faire une promenade de propriétaire,… oh ! mais soignée ! On ne me fait pas grâce d’un radis. Et puis on dîne à cinq heures ; de vrais provinciaux. Je n’avais pas faim, mais je me console à l’idée que j’aurai à contempler de frais visages et à prendre part à un gentil caquetage de jeunes filles. La mère paraît. Un phoque ! Ça ne fait rien, c’est de son âge ; la fille aînée paraît, une langouste ! Passe encore, la cadette sera mieux. Elle paraît : une pieuvre ! La peur me prend ; je me demande pourquoi j’ai quitté le délicieux automne de la petite baronne pour venir contempler ces effroyables petits printemps. J’ai envie de me sauver, mais on sert la soupe, pas moyen. Je mange en tenant mes yeux sur mon assiette. C’était vendredi, on fait maigre. Le poisson n’est pas frais, le beurre est rance. Je n’ai pas faim, ça m’est égal ; mais, comme je ne peux pas lever les yeux sans qu’ils rencontrent un monstre, je tombe dans un état de stupeur, et je sens que je me pétrifie. Trois gorgones à la fois pour un simple mortel, c’est trop de deux. Au sortir de table, je suis les jeunes gens, comptant fumer au jardin. Point ! on ne fume pas même dans le parc. Il faut sortir de la propriété et faire une lieue dans les terres labourées, tant ces dames ont horreur du cigare. Quand nous rentrons au salon, elles ne nous dissimulent pas que nous infectons. Le phoque, la langouste et la poulpe font des haut-le-corps épouvantables. Je m’effraie à en devenir bleu. Le maître de la maison me propose une partie d’échecs. C’était bien la peine de quitter Ferras, qui joue bien, pour jouer avec M. Léville, qui joue plus mal que moi. Madame et ses filles s’intéressent à la partie et viennent se grouper autour de la table au moment où j’allais gagner. Me voilà de nouveau pétrifié. Je suis échec et mat. Le papa triomphe. Les dames prétendent qu’il est très fort et que personne ne peut le gagner. Les fils ronflent sur le sofa. Le curé arrive. Il est encore plus laid que ses paroissiennes, et il bredouille de telle façon que je n’entends pas un mot de ce qu’il me dit et lui réponds tout de travers. Je m’aperçois que l’on me prend pour un petit âne, et je sors ; puis, au moment de sou_