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l’honneur que je vérifierais par moi-même ses assertions et que je verrais mon frère de mes propres yeux avant d’en parler à ma mère. Il ne doutait pourtant pas qu’elle ne m’en parlât la première, mais il pensait qu’elle hésiterait peut-être un peu, craignant ma jalousie d’enfant gâté. Il ne se trompait pas tout à fait, le digne homme. Il y avait cette jalousie-là en moi, pêle-mêle avec ma joie et ma sincérité ; mais cela s’est dissipé en écoutant le récit de la vie sacrifiée et torturée de ma pauvre maman. Et puis j’ai vu Gaston, je l’ai aimé tout de suite, et j’étais vivement pressé de le dire à notre mère ; mais Ferras, voyant qu’elle ne le voulait pas, m’a supplié d’attendre, et j’ai attendu. À présent, je n’attendrai plus, je ne veux plus attendre ! J’ai bien vu à Montesparre que ma mère avait une raison pour ne pas m’ouvrir son cœur, et qu’elle en souffrait amèrement. Quelle est cette raison ? Voilà le seul point que j’ignore et qui me tourmente. Dites-moi la vérité, vous autres ; Gaston, dis-la-moi, si tu la sais ; Ambroise, Charles, dites-la-moi, car vous devez la savoir. Je vous somme de me la dire !

Nous gardions tous le silence : Gaston, aussi ému, aussi anxieux, aussi peu renseigné que son frère ; Ambroise, toujours en proie au scrupule de violer son serment ; moi, ne voulant à aucun prix faire entrer le soupçon dans l’âme ingénue des deux enfans.

Roger s’irrita de notre mutisme. — Allons ! s’écria-t-il, je le vois ; on craint que je ne regrette mon titre de comte et l’intégralité de ma fortune ! On me suppose lâche, et parce qu’on me sait frivole et dissipé, on ne craint pas de m’accuser d’un sentiment bas ! On a donc pu persuader cela à ma pauvre mère ! Ah ! quelle cruelle punition de mes premières fautes de jeune homme ! Quelle leçon pour mon inexpérience ! Je la mérite apparemment, et je jure qu’elle me profitera ; mais elle est atroce et me brise le cœur…

Le pauvre enfant fondit en larmes, et Gaston, emporté par un élan irrésistible, se jeta dans ses bras en s’écriant : — Non, non ! pas moi, je ne doute pas de toi !

Ils se tinrent étroitement embrassés. J’étais vivement ému, Ambroise pleurait. Il se leva pour les regarder, et, emporté par la force de la situation : — C’est bien, c’est bien ! dit-il d’une voix entrecoupée, mais nette, tout ça, c’est joli, monsieur Roger, c’est d’un cœur aussi beau que celui de votre frère, car il est votre frère. Tout ce qu’on vous a dit est la vérité, j’en jure !

Roger embrassa aussi Ambroise en le remerciant de son témoignage. Je sentis que j’allais être sommé d’affirmer également, et, pour me soustraire à la nécessité d’accuser ou de mentir, je profitai de l’effusion des autres pour m’esquiver.

J’allai me réfugier dans la chapelle, dont j’avais la clé, et je m’y enfermai, en proie à un désespoir qui ne voulait pas de témoins.