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REVUE DES DEUX MONDES.

— Ne me le rendez pas, monsieur le marquis, je le brûlerais !

— Eh bien ! je vous le garde, et je chargerai les héritiers de vous le faire reprendre ; mais où allez-vous maintenant ? ajouta-t-il en remarquant mon insistance pour le quitter sans avoir pris un parti relatif à moi-même.

— Je ne sais pas, lui dis-je ; je vais marcher, respirer, réfléchir.

— Vous n’avez point à réfléchir, reprit-il. Vous avez un devoir immédiat à remplir : vous avez mis un doute dans l’esprit de Roger, il faut le lui ôter avant qu’il ne voie sa mère, il faut lui dire qu’effectivement j’ai eu le désir d’adopter Gaston par suite de l’affection que j’avais pour lui, mais que Mme de Flamarande n’y a jamais consenti. Moi, j’irai l’avertir pour qu’elle ne contredise pas votre dernière assertion ; je vais lui écrire, je remettrai la lettre de grand matin à Charlotte, qui couche dans le donjon auprès d’elle ; vous, vous guetterez le réveil de Roger. Il n’est que trois heures, nous avons encore du temps devant nous. Voulez-vous m’attendre ? nous sortirons ensemble.

— Non, monsieur le marquis, j’aime mieux être seul. Je ferai mon devoir, soyez tranquille.

— Eh bien ! au revoir et à tantôt, dit M. de Salcède en me tendant la main. Je fus touché de tant de grandeur d’âme et de bonté. Des larmes longtemps contenues coulèrent sur mon visage et soulagèrent mon cœur. Je revins par la campagne, j’avais réellement besoin d’air et je pleurai librement, j’étais dans un abattement inexprimable. Tout ce que m’avait dit M. de Salcède me revenait à l’esprit et m’écrasait. J’achevais en moi-même le jugement qu’il avait porté sur moi, et ma conscience l’aggravait. — Il ne m’a pas dit, pensais-je, tout ce qu’il devait me dire, il m’a épargné ! J’ai cru que la fin justifiait les moyens, voilà mon erreur, ma condamnation et ma honte ; faire le mal pour amener le bien, il paraît que cela ne réussit jamais, et j’en suis la preuve. Et quand, par-dessus le marché, on se trompe sur le but que l’on poursuit, quand on a fait le mal pour n’arriver qu’à le faire encore, comme cela m’est arrivé en désespérant Roger par des insinuations maladroites, on est si cruellement puni qu’il faut bien sentir et reconnaître qu’on a eu tort, qu’on a manqué sa vie et qu’on n’améliore pas celle des autres en gâtant la sienne propre. On n’est plus bon à rien quand on s’est laissé devenir mauvais. Que pourrai-je réparer maintenant ? On croira encore en moi parce que Salcède est un cœur généreux ; mais je n’y croirai plus, moi, je me haïrai, je me ferai honte à moi-même. Ah ! pourquoi ne me suis-je pas précipité des falaises de Ménouville ! Pourquoi ce dégoût de la vie que j’éprouvais alors ne m’a-t-il pas donné le courage d’en finir ?

Je fus pris en ce moment d’une rage de suicide, et il est fort pro-