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riche : puisse alors le fruit de mes peines, de mes chagrins, de mon ennui, épargner à mes proches le même ennui, les mêmes chagrins, les mêmes peines ! Puissent-ils me devoir d’échapper à l’humiliation ! Oui, sans doute, l’humiliation. Il est dur de se voir négligé, il est dur de recevoir, sinon des dédains, au moins des politesses hautaines, il est dur de sentir… quoi ? qu’on est au-dessous de quelqu’un ? — Non, mais il y a quelqu’un qui s’imagine que vous êtes au-dessous de lui… » Ce soir-là, pendant que dans l’ombre enfumée de cette taverne il se plaignait à lui-même de son sort et de son isolement dans la société anglaise, il voyait passer devant son esprit les gracieuses images de cette société parisienne, si vive, si enjouée et sérieuse à la fois, plus brillante et plus animée que jamais à l’approche et comme au contact de ce mystérieux avenir. Aussi, dès que cela était possible, traversait-il le détroit ; il venait retremper son esprit, sa verve, sa veine poétique au milieu de ces cercles choisis où sa bienvenue lui riait dans tous les yeux. Pendant les années 1789, 1790 et jusqu’aux premiers mois de l’année 1791, époque où il résigna définitivement ses fonctions, ses voyages en France sont continuels. Il y réside presque plus qu’en Angleterre. Il accourt à Paris pour voir passer devant lui les faits, les hommes, les idées ; il observe, il pense, il écrit, il agit. Tantôt il est au Louvre, dans l’atelier de David tout encombré de toiles et d’esquisses patriotiques, où il s’inspirera du Serment du jeu de paume pour le célébrer à sa manière, d’une plume qui vaut le plus illustre pinceau ; tantôt on le rencontre à l’hôtel de la rue de Bourgogne, chez la comtesse d’Albany, à côté des Necker et des Montmorin, s’entretenant avec Mme de Staël de ses Lettres sur Jean-Jacques, qu’elle vient de publier, se liant avec Malesherbes, qui fera plus tard appel à son cœur en faveur d’une grande victime, écoutant Vicq-d’Azyr, qui l’initie aux dernières découvertes de la science, causant politique et poésie avec Pindemonte et Alfieri.

C’est surtout chez les frères Trudaine que notre poète se plaît pendant ses séjours à Paris. Il trouve là, avec une amitié sûre, éprouvée depuis l’enfance, la plus étroite affinité de sympathies littéraires, de goûts poétiques et d’idées. Les deux frères Trudaine, conseillers au parlement, gardaient, comme une des meilleures parts de l’héritage de leur père, les traditions de la plus élégante hospitalité, le souvenir de l’amitié de Turgot, une philosophie aimable, l’amour du progrès, non sans quelque mélange de chimères et d’illusions, comme cela était si fréquent alors. La Société Trudaine (c’était le nom sous lequel on la désignait dans Paris) accueillit la révolution avec enthousiasme ; elle y voyait la suite naturelle et le complément de l’œuvre des philosophes. M. de