Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/867

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de nos jours l’école anglaise. Cette organisation de la société à venir que la France impatiente demande à la reconnaissance des droits, que l’ambitieuse Allemagne veut faire sortir du conflit des forces, l’Angleterre l’attend avec confiance du simple jeu des intérêts : retranchée dans son île comme l’individualiste dans son moi, elle assiste de loin aux labeurs et aux luttes d’autrui, distribuant successivement à tous les assurances de sa sympathie, sans franchir ordinairement dans sa politique les limites d’une charité bien ordonnée qui commence et finit par soi-même. Ses penseurs cependant s’élèvent à un point de vue plus général et partagent l’ardeur philanthropique de Bentham. Déjà, dans l’Essai sur le gouvernement, James Mill, l’ami du jurisconsulte philosophe, s’était inspiré de ses idées. John Stuart Mill encore jeune connut chez son père Bentham déjà vieux ; il s’instruisit en écoutant sa parole, se passionna en lisant ses écrits. « Quand j’eus fermé, dit-il, le second volume du Traité de législation civile et pénale, j’étais transformé : dès lors j’eus des opinions, une doctrine, une philosophie, et, dans l’un des meilleurs sens du mot, une religion. » Au même salon de James Mill se rencontrèrent encore et l’historien Grote, qui avait été « présenté » par Ricardo, et les deux Austin, à peu près du même âge que Stuart Mill, enfin plus tard M. Alexandre Bain. Quelle ardeur à l’étude et à la discussion, quel goût de l’analyse philosophique, quelle confiance en la rénovation sociale chez ce groupe varié d’amis qui devait former l’école utilitaire ! Que de vues désintéressées, quelle préoccupation d’autrui chez ces hommes qui ne parlaient que d’intérêt et qui considéraient l’amour de soi comme te principe caché de tous nos sentimens ! Cette influence de Bentham en Angleterre pendant les quarante dernières années, M. Sumner Maine ne craint pas de l’appeler « immense, » et ce qui en fait le secret, ajoute-t-il, « c’est que Bentham a placé sous les yeux de son pays un but distinct de progrès. » « Nous avions un but, dit à son tour Stuart Mill dans ses Mémoires : réformer le monde. »

Telle est la grande école anglaise dont nous voudrions exposer aujourd’hui les principes sociaux dans une étude parallèle à celle où nous avons passé en revue les écoles allemandes contemporaines[1]. Moins riche en systèmes métaphysiques et poétiques, moins féconde en métamorphoses, moins variée et moins brillante dans ses développemens que la philosophie allemande, la philosophie anglaise nous semblera souvent terre-à-terre : en passant des régions de la spéculation germanique à celle de l’observation anglaise, il semble que tout s’abaisse et s’aplanit. De plus les écoles de la

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1874, le Droit, la Force et le Génie d’après les écoles allemandes contemporaines.