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signe de ralliement tout aussi bien qu’aucune des idées propres de Bentham, » est-il autre chose que la plus frappante expression et le résumé sensible de tous les antagonismes constatés par l’économie sociale ? Antagonisme, ce pas trop rapide de la population que s’efforce en vain d’atteindre la marche trop lente des subsistances ; — antagonisme, cette rente du sol qui s’accroît pour les possesseurs, selon le principe de Ricardo, à mesure que diminuent pour eux et augmentent pour les autres les difficultés de la culture ; — antagonisme, cette lutte entre le travail du passé, accumulé dans le capital, et le travail du présent, qui subit et repousse tour à tour une loi finalement souveraine. Le vrai nom de la concurrence des intérêts, c’est celui que Darwin applique au règne animal, que MM. Bagehot et Spencer ont transporté au règne humain : struggle for life, lutte pour la vie.

Dans l’état actuel de nos sociétés, non-seulement vous ne pouvez posséder ce que je possède, mais ce que je possède vous empêche vous-même de posséder. Un des théorèmes les plus désolans qu’on rencontre dans les Principes d’économie politique de Stuart Mill, c’est celui où, contrairement aux théories courantes sur le luxe, il s’efforce de démontrer par raisons mathématiques que le travail employé à produire le superflu des uns prive inévitablement les autres du nécessaire, et que, le nécessaire même étant en quantité insuffisante, la nourriture prise par un homme se trouve prise à un autre homme. Cette thèse fût-elle exagérée, il demeure vrai que l’économie sociale, séparée du droit naturel, produit le découragement plutôt qu’elle n’excite l’espérance ; n’avons-nous pas vu les écoles allemandes fonder leur pessimisme sur les mêmes lois économiques dont s’enchante l’optimisme anglais ? C’est qu’en définitive l’économie politique étudie seulement ces harmonies extérieures et lointaines des intérêts qui n’empêchent pas leur opposition intime et immédiate. Les réformateurs utilitaires croient-ils, parce qu’ils auront montré que le capital est une source de travail et que l’intérêt du pauvre est ainsi avec celui du riche dans un rapport général de solidarité, avoir fait cesser tout conflit entre le riche et le pauvre ? Solidaires aussi sont les plateaux d’une balance, mais l’un s’abaisse quand l’autre s’élève. Quelque étroite que soit la coopération entre les riches et les pauvres, la richesse est toujours la richesse, la pauvreté est toujours la pauvreté ; l’une est en haut, l’autre est en bas ; l’une jouit, l’autre souffre : tout est là.

Aussi Stuart Mill, ne pouvant se résoudre à admettre avec Adam Smith l’harmonie naturelle et actuelle des intérêts, ne pouvant d’autre part invoquer, pour établir l’accord entre les hommes, le principe supérieur de la liberté morale et du droit, s’adresse enfin à une ressource déjà connue et mise en œuvre avec enthousiasme