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est le penchant des hommes pour la vérité, qu’ils ne veulent pas plus d’un bonheur faux que d’un amour aveugle. « En toute autre chose, disait Platon, nous pouvons nous contenter de l’apparence, mais quand il s’agit du bien, ce que nous voulons, c’est le bien même en sa vérité. » Ce bien vrai, une société utilitaire s’apercevrait qu’elle ne le possède pas. Représentons-nous l’humanité entièrement absorbée par la recherche des jouissances et entièrement satisfaite dans cette recherche même, réalisant ainsi en sa plénitude tout ce que peut contenir l’idée de l’utile et trouvant enfin la paix dans l’équilibre des intérêts réconciliés. On nous dit que nous sommes alors en présence de « l’humanité définitive, » qui ne fait plus qu’un avec la nature entière, et que le règne du droit est réalisé ; mais c’est en vain qu’on veut arrêter là l’essor de nos désirs : nous pouvons toujours dépasser cette humanité par la pensée, et la nature même demeure toujours inférieure à notre propre conscience. Dans la cité parfaite des utilitaires sommes-nous libres ? Non, nous n’avons qu’une liberté extérieure qui ne nous donne pas la conscience de notre dignité intime. Sommes-nous égaux ? Non, l’égalité matérielle des « parts de jouissance » dans la répartition sociale ne remplace point l’égalité de droit et de respect entre les personnes. Sommes-nous frères ? Non, nous pouvons agir comme si nous nous aimions ; nous ne pouvons nous aimer : l’être soumis à des lois fatales, n’ayant pas de volonté à lui, ne saurait avoir de bienveillance pour les autres ; n’ayant point la possession de soi, il ne peut faire le don de soi. Selon l’école anglaise, la seule nécessité de la nature suffit à faire sortir de la chaleur solaire les forces minérales, de celles-ci les forces vitales, de celles-ci les forces humaines, de celles-ci la société, qui, en dernière analyse, n’est qu’une transformation du soleil ; si cette conception a sa grandeur, s’il est beau que le rayonnement de la lumière, grâce aux lois simples et fécondes du mouvement, soit devenu le rayonnement de la pensée, il serait plus beau encore, au lieu de cette existence et de cette splendeur empruntées au dehors, que la liberté morale, mettant en chacun de nous un foyer d’action personnelle, nous permît de vouloir par notre propre initiative, de briller par notre propre éclat, d’aimer par notre propre élan. Que tout espoir nous soit enlevé de cette vie vraiment libre dans un milieu libre, que les utilitaires parviennent à nous démontrer leur théorie, qu’ils persuadent à l’humanité qu’en épuisant l’idée de l’utile elle a épuisé sa propre puissance, atteint la plénitude de sa nature, réalisé la justice même : le dégoût de l’existence finira par envahir les âmes ; la société entière, contrainte de renoncer à ce qu’elle est obligée de vouloir, sentira peser sur elle cette maladie morale fréquente dans les pays trop exclusivement préoccupés des intérêts matériels, cette tristesse misanthropique