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des changemens que la richesse née de la truffe a produits et produira dans l’état social de la population de Vaucluse, où s’est ouverte cette nouvelle source de bien-être. Même en enfermant cette étude dans des limites restreintes, je n’aurais osé l’aborder, si les observations de mon ami M. le docteur de Ferry, appuyées sur sa sagacité d’homme du monde, son expérience d’habitant du pays et son coup d’œil de médecin moraliste, ne me donnaient à cet égard une base sur laquelle je puis appuyer avec confiance les impressions personnelles puisées en de rapides voyages à travers ce beau pays du Comtat. Tout ce que je vais dire sur la vie des rabassiers, les détails en partie originaux concernant le commerce de la truffe dans la région d’Apt, je le donne donc sous l’autorité du docteur de Ferry de La Bellone, me renfermant à cet égard dans le rôle de rapporteur.

Et d’abord la région comprise entre la chaîne des Alpines, les Basses-Alpes, le Rhône et le mont Ventoux est, dans la Provence même, une terre privilégiée du côté des productions et des habitans. C’est le pays des idylles et des tableaux champêtres tout faits, où Mistral, le chantre inspiré, a pu tracer ses vivans portraits de Mireio et de Vincen. Il faut avoir vu dans leur milieu natal les paysans de cette contrée pour comprendre avec toutes ses nuances la beauté tour à tour énergique et tendre de ces types à la fois rustiques et raffinés. On sent que cette terre du félibrige, du réveil de la poésie provençale, a gardé l’empreinte de longs siècles d’une civilisation intense, romaine d’abord, puis demi-italienne, sous les papes et le bon roi René. Une langue harmonieuse, des traditions de vie locale très indépendante sous le joug assez léger de la papauté, un climat dont les excès même, chaleur torride ou vent glacial, trempent et avivent la fibre et les nerfs qu’amolliraient les caresses trop continues des beaux jours, tout cela s’est concentré dans une race naturellement ardente, fière, et qui, même dans la région plus âpre des montagnes, a gardé quelque chose des goûts d’artiste des populations citadines des plaines fertiles. Le brave rabassier Pierre Jouval, qui nous a reçus près de Croagnes, à son humble foyer de paysan, a tendu l’oreille dès que nous avons causé devant lui de l’étymologie possible des mots Ouvière de Croagnes, et sa réponse a été l’envoi d’une note sur ce sujet extraite de l’Histoire d’Apt par l’abbé Boze. Trouverait-on en beaucoup de coins de notre France un tel exemple de préoccupations littéraires chez des hommes voués aux rudes travaux des champs ?

Les rabassiers ou truffiers de Vaucluse sont en général des paysans intelligens et rusés. Plusieurs, avant d’être propriétaires, ont commencé par être à quelque degré maraudeurs. Il y a trente ou quarante ans, les possesseurs de garrigues où la truffe venait spontanément en cédaient aux rabassiers le droit de fouille