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doctrines souvent absurdes, parfois immorales, ont pu vivre et durer, comment dans un état autocratique des sectes de marchands ou de paysans ont pu se constituer en face d’une église d’état. Nous voudrions découvrir dans quelle mesure le raskol a pendant une lutte de deux siècles subi l’influence de la civilisation, dans quelle mesure il lui résiste encore, quels sont les ressources et quels sont les obstacles ou les dangers qu’il présente à la Russie et au gouvernement russe. Le raskol est le phénomène le plus complexe en même temps que le plus original de la Russie moderne : la religion n’en est qu’une face. Le schisme a un côté social et politique, un côté économique et financier, et sous ces divers aspects il montre le secret génie et les tendances natives d’un peuple dont les aspirations n’ont encore pu se produire que sous forme religieuse.


I

Quel est le nombre de ces dissidens, de ces raskolniks, c’est la première question qui se présente à l’esprit, et c’est la plus difficile à résoudre. Les statistiques officielles donnent le dénombrement des adeptes de tous les cultes professés dans l’empire ; les raskolniks y figurent à leur rang, mais le chiffre indiqué pour eux n’est même pas un chiffre approximatif. Le dernier recensement accuse un peu moins de 1,100,000 raskolniks[1]. Les hommes les plus compétens, les statisticiens les premiers, sont unanimes à repousser sur ce point les données de la statique, unanimes à les trouver notoirement inférieures à la vérité ; ils sont en désaccord sur le nombre à substituer au nombre reconnu. Pour avoir la force numérique réelle des dissidens, il suffit, selon quelques-uns, de doubler ou de tripler le chiffre officiel ; selon la plupart, ce n’est pas trop de le quintupler, de le sextupler ; selon plusieurs, il faut monter au-dessus de 12 millions, peut-être au-dessus de 15 millions d’âmes. L’absence de toutes données positives explique ces divergences. Un des plus remarquables statisticiens de la Russie me disait avoir consulté à ce sujet les chefs du raskol venus à Saint-Pétersbourg pour les affaires de leur culte. « Nous sommes nombreux, répondirent-ils, mais nous ne savons combien nous sommes. » Personne ne le sait, et cette obscurité n’est pas une des moindres singularités ni une des moindres forces du raskol.

  1. 1,093,452, dont environ 926,000 dans la Russie d’Europe et la Pologne, 58,900 dans la région du Caucase, 65,500 en Sibérie, 42,500 dans la région du fleuve Oural et l’Asie centrale. La Finlande seule n’est pas comprise dans ce chiffre. Statistitcheski Vrémennik, 1871. Cf. Buschen, Russlands Bevölkerung. Vers 1835, les relations synodales ne comptaient pas tout à fait 480,000 sectaires ; on prétendait en convertir une trentaine de mille par an, en sorte qu’aujourd’hui le schisme devrait avoir disparu.