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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

— Oui certes ! Elle a senti, elle a souffert, et maintenant elle comprend.

— Elle t’a sans doute proposé d’être ta conseillère et ton amie ?

— Elle m’a parlé comme on ne m’a jamais parlé, et m’a formellement offert de me rendre tous les services que peut rendre l’amitié d’une femme.

— Et tu as formellement accepté.

— Cela te paraît absurde ? Permets-moi de te dire que je m’en moque ! s’écria Pickering d’un ton agressif qui ne me blessa pas le moins du monde. J’ai été très ému. J’ai essayé de la remercier ; mais je n’ai pas pu, et, pour cacher mon trouble, je me suis retiré assez brusquement.

— C’est alors qu’elle a profité de l’occasion pour glisser sa tragégie dans ta poche.

— Nullement. J’avais vu le livre sur la table pendant que j’attendais dans le salon ; plus tard elle voulut bien offrir de lire de l’allemand avec moi deux ou trois fois par semaine. — Par quoi commencerons-nous ? demanda-t-elle. — Par ce drame, répliquai-je en prenant le volume.

Je ne suis ni un pessimiste, ni un cynique ; mais, quand même j’aurais mérité le reproche d’Eugène, mes griffes eussent été rognées par l’assurance que Mme Blumenthal désirait me connaître et avait prié mon ami de me présenter. Parmi les niaiseries qu’il s’accusait d’avoir débitées, il avait fait de moi un éloge chaleureux, auquel elle avait répondu fort poliment. J’avoue que j’étais curieux de la voir, mais je demandai que la présentation n’eût pas lieu immédiatement. Je désirais d’abord que Pickering pût accomplir sa destinée sans que je fusse tenté de jouer le rôle de la Providence, et d’ailleurs j’avais à Hombourg des amis avec lesquels je m’étais engagé à passer mes heures de loisir. Pendant quelques jours, je ne fréquentai guère Pickering, tout en le rencontrant parfois au Kursaal. Malgré mon désir de l’abandonner à lui-même, je cherchai à deviner quelle influence le contact du monde et surtout le contact de Mme Blumenthal exerçait sur lui. Il semblait très heureux, et je reconnus à divers symptômes que sa confiance en lui-même s’était accrue ; son esprit travaillait sans cesse, et je ne pouvais causer une demi-heure avec lui sans me demander si un autre genre d’éducation aurait contribué à mieux développer son intelligence. À chacune de nos rencontres, il me parlait un peu moins de Mme Blumenthal, tout en avouant qu’il la voyait souvent et qu’il l’admirait énormément. Je fus obligé, malgré mes idées préconçues, de reconnaître que, pour fasciner une nature aussi pure et aussi sereine, il fallait qu’elle fût douée de qualités peu communes. Pickering me faisait l’effet d’un philosophe ingénu assis aux pieds d’une muse