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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

ring, attendant sa voiture. À Hombourg, les distances à parcourir ne sont pas longues ; mais il pleuvait, et Mme Blumenthal montra un joli pied chaussé de satin pour expliquer qu’elle ne pouvait rentrer à pied. Pickering nous laissa un instant pour aller à la recherche du véhicule, et ma compagne profita de l’occasion pour me prier de venir la voir ; elle avait des raisons pour désirer causer avec moi. Je répondis naturellement que son désir seul était une raison suffisante pour moi. Elle me remercia par un de ses regards profonds, si audacieux dans leur candeur, et déclara que je faisais plus de complimens que mon ami, bien qu’elle doutât que je fusse aussi sincère. — C’est de lui que je tiens à causer avec vous, ajouta-t-elle. J’ai beaucoup de choses à vous demander. Il faudra que vous m’appreniez tout ce que vous savez sur son compte, car il m’intéresse, et j’ai des sympathies si intenses, une imagination si vive, que je ne me fie pas à mes propres impressions ; elles m’ont trompée plus d’une fois.

Je promis de lui rendre visite, et nous la quittâmes après l’avoir installée dans sa voiture. Pickering me proposa une promenade sous la longue galerie vitrée du Kursaal, et je ne tardai pas à reconnaître que je me promenais avec un homme éperdument amoureux. Il m’annonça entre autres choses que Mme Blumenthal avait été pour lui « une révélation. »

— Tu n’as pas pu la juger ce soir, me dit-il. Si tu pouvais seulement l’entendre raconter ses aventures !

— Elle en a donc à raconter ?

— Les aventures les plus étranges ! s’écria Pickering avec enthousiasme. Elle n’a pas végété comme moi ; elle a vécu dans le tumulte de la vie. Lorsque j’écoute ses souvenirs, il me semble entendre l’ouverture d’une symphonie de Beethoven !

Je ne pus que m’incliner ; mais, comme je tenais à savoir ce qu’était devenue la conscience qui le troublait naguère, je lui dis :

— Mon cher, tu es tout simplement amoureux.

Il parut aussi ravi d’apprendre la nouvelle que s’il ne la connaissait pas.

— C’est ce que Mme Blumenthal m’a dit pas plus tard que ce matin, répliqua-t-il. Nous sommes partis ensemble pour visiter les ruines du château de Königstein ; nous avons grimpé jusqu’au sommet de la tourelle la plus élevée, où nous sommes restés pendant une heure. Le silence solennel de l’endroit délia ma langue, et tandis qu’elle se tenait assise sur un pan de mur couvert de lierre, j’ai fait une sorte de discours. Elle m’a écouté, les yeux fixés sur moi, arrachant de temps à autre un fragment de pierre qu’elle laissait tomber dans la vallée. Enfin elle se leva et me contempla en hochant la tête à deux ou trois reprises. — Vous êtes amoureux, dit-