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REVUE DES DEUX MONDES.

— Tu as lu ? lui demandai-je.

— Oui, et je suis obligé de faire amende honorable. J’ai été injuste envers M. Vernor.

— Tu pensais qu’il t’adressait ta feuille de route, si j’ai bonne mémoire ?

— J’étais un sot. Il me donne mon congé. Il croit devoir m’annoncer sans retard que sa fille, informée de l’union projetée, refuse de se regarder comme liée par un pareil contrat et n’admet pas que de mon côté je sois tenu de m’y conformer. On lui a donné une semaine pour réfléchir. Elle s’obstine à trouver horrible l’arrangement en question. Après s’être montrée si longtemps soumise, elle ose enfin avoir une opinion à elle, à ce que m’apprend M. Vernor. J’avoue que cela me surprend. On m’a toujours représenté Isabelle comme l’incarnation de l’obéissance passive. Et c’est elle qui se révolte et insiste pour que l’on me dégage de ma promesse ! Son père m’annonce même qu’elle menace d’avoir une fièvre cérébrale dans le cas où l’on voudrait user de contrainte. M. Vernor ajoute qu’il ne veut pas augmenter les regrets que je puis lui faire l’honneur d’éprouver par la moindre allusion aux qualités morales et physiques de sa fille. Il espère, pour le repos de tous les intéressés, que j’ai « d’autres vues. » Il termine en disant que, malgré ce contre-temps, le fils de son meilleur ami sera toujours le bienvenu chez lui. Je suis libre, dit-il, et il m’engage à compléter mon excellente éducation par une série de voyages. Si je suis tenté de me diriger du côté de l’Orient, il compte que je n’oublierai pas que je suis sûr de trouver à Smyrne un accueil amical. En somme, c’est une lettre fort polie.

Si polie qu’elle fût, Pickering ne paraissait nullement satisfait du poids dont elle débarrassait sa conscience. Il se montra très abattu. Pauvre garçon, l’expérience avait cruellement rogné les ailes de son imagination ! Je le plaignais trop pour lui rappeler que si, un mois auparavant, il eût consenti à briser le cachet de la lettre, il aurait échappé au purgatoire où trônait Mme Blumenthal. Je me bornai donc à le prier de me montrer la photographie de Mlle Vernor.

— Je n’ai plus le droit de la garder, me dit-il, — et avant que j’eusse eu le temps d’empêcher ce sacrifice, il tira la carte de son portefeuille et la jeta dans le feu.

— Il est fâcheux pour toi que Mlle Vernor ait montré tant de résolution, lui dis-je, car je parierais qu’elle est devenue une jeune fille charmante.

— Va t’en assurer ! répliqua-t-il d’un ton de mauvaise humeur. Le champ est libre. Il m’est défendu désormais de songer à elle.