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qu’en démontrant par sa docilité aux conseils qu’on lui donne qu’il lui est encore possible de vivre. Dans son empressement de guérir, elle n’a pas attendu de connaître le résultat des consultations de ses médecins pour faire des remèdes et pour pratiquer sur elle-même la plus douloureuse des opérations. À l’époque de l’insurrection grecque, l’internonce d’Autriche écrivait dans l’une de ses dépêches « qu’on avait souvent vu qu’un homme se laissât couper une jambe malade, mais que jamais on n’avait exigé de personne de se la couper lui-même. » Tout est changé, la Turquie demande à s’opérer de ses propres mains, tandis que ses’ chirurgiens l’engagent à les laisser faire, parce qu’ils savent mieux qu’elle ce qui lui convient. Assurément entre la faculté et le patient il y aura des négociations laborieuses, et on ne sait pas encore comment sera coupée la jambe malade. Lord Derby remarquait l’autre jour avec raison « qu’il n’est pas commode de se mêler des affaires intérieures d’une puissance étrangère, que si vous vous bornez à donner des conseils généraux, il n’en résulte rien, que si vous entrez dans les détails, il y a toute chance de ne pas vous entendre entre une douzaine de conseilleurs, et que l’entente fût-elle possible, une commission d’étrangers distingués n’est pas précisément un corps propre à diriger l’administration d’un état. » Quoi qu’il en soit, on peut croire avec lui que les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg veulent sincèrement la paix, et que la paix peut être maintenue, quand il y a un désir sincère de la maintenir.

À cela les pessimistes répondent qu’il faut compter avec le chapitre des accidens. Ils allèguent que s’il y a en Europe trois empereurs animés des meilleurs sentimens, il y en a un quatrième dont les intentions sont moins claires. Ils allèguent aussi que le fanatisme et l’orgueil turcs n’ont pas dit leur dernier mot, que la mise en application des réformes projetées peut provoquer une insurrection ou des troubles, qui auraient pour inévitable conséquence l’intervention armée de l’Autriche et de la Russie. Les pessimistes ajoutent que l’Angleterre a prévu cette éventualité, qu’elle a voulu se garantir d’avance, qu’elle s’est hâtée de se garnir les mains pour pouvoir se désintéresser du conflit et se mettre en état de contempler les événemens d’un œil sec et impassible. Sans contredit, c’est un terrible chapitre que celui des accidens, et ils sont plus redoutables à Constantinople que partout ailleurs. C’est aux affaires de l’Orient qu’il faut appliquer ce mot de la proclamation de Cannes : « Il est des événemens d’une telle nature qu’ils sont au-dessus de l’organisation humaine. » Toutefois n’est-ce pas calomnier le bon sens du cabinet tory que de lui prêter des vues aussi chimériques qu’étroitement personnelles ? Serait-il assez aveugle pour s’imaginer qu’en devenant le plus gros actionnaire du canal de Suez, il s’est mis en situation de se désintéresser de tout et de tirer son épingle de la funeste partie