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son bâton et attendait que les rares barques qui viennent de Lavra à la côte occidentale Y jetassent quelques olives, un morceau de pain. C’était sa vie tous les jours depuis l’aube. Écartant ses longs cheveux, il nous regarda vaguement du haut de son observatoire et ne répondit pas aux plaisanteries de nos rameurs. Confondus par cette apparition invraisemblable, nous nous demandions ce qu’il restait de l’homme à ces termites de la montagne, et si l’anéantissement du fakir hindou, accroupi sa vie durant au soleil, ne contient pas plus d’activité intérieure que le leur.

Nous ne savons pas de défi plus irritant pour l’esprit que le commerce avec ces natures incompréhensibles, dont on s’efforce vainement de pénétrer le problème. Sont-elles donc faites de notre chair et de notre cerveau ? Chez nos chartreux ou nos trappistes, du moins nous trouvons des aspirations semblables aux nôtres, nous savons le secret de leur compression : c’est le sacrifice, le travail, la mort antérieure dans un déchirement suprême ; mais ceux-ci comment meurent-ils à vingt ans ? Jamais une pensée ardente n’a emporté leur âme, jamais un effort de volonté ne l’a secouée, jamais une heure d’ivresse ne l’a noyée ; ils n’ont jamais soupçonné qu’il est bon de vivre, sain de souffrir, grand de lutter. Que de fois, accoudé durant les soirées radieuses aux galeries hautes de leurs cloîtres, dans ces sites admirables plongeant sur l’infini, nous nous sommes demandé comment, à ces jeunes hommes qui erraient indolemment autour de nous, la brise du large n’apportait pas un regret, un rêve, un trouble. Quand passent devant eux les voiles joyeuses sur les lointains horizons de mer, ils n’ont donc pas une aile dans l’âme qui se déploie pour voler à elles ? — Non, c’est l’Orient, c’est son sommeil éternel. Il faut l’avoir beaucoup pratiqué et bien compris pour garder à son endroit l’indulgence qu’on doit aux enfans, le respect qu’on doit aux vieillards. Ceux qui le connaissent moins seront sévères pour la société stérile que nous avons essayé de dépeindre ; ils nous accuseront sans doute de nous attarder à un tombeau et de nous complaire dans ces limbes, semblables à ceux où Dante rencontre la foule « des tristes âmes qui ont vécu sans infamie et sans honneur, qui ont fait par lâcheté le grand refus ; » ils trouveront que la parole amère du poète eût suffi :

Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.

Pourtant si la vie et l’intérêt qu’elle éveille font aujourd’hui défaut à cette société, elle garde le secret d’un passé qui ne fut pas sans grandeur, et mérite à ce titre de retenir notre attention. Les lieux, les mœurs, l’esprit général, nous rendent ce passé intact, avec la fidélité scrupuleuse qui nous a donné parfois l’illusion d’y vivre ; les hommes seuls se sont modifiés. C’est comme une scène où la