Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

proprement parler, abandonnée à deux ou trois mille brigands, gauchos malos, que les contrebandiers entretenaient sur les limites du territoire des estancias, sur l’une et l’autre rive de la Plata, et auxquels ils faisaient appel lorsqu’ils avaient amené les navires destinés à la contrebande. On organisait alors une sorte de battue générale du bétail. On réunissait une troupe de ces cavaliers intrépides, qui se jetaient dans la pampa, là où les animaux étaient le plus nombreux, sans se préoccuper des propriétaires. Lorsqu’on rencontrait un troupeau, on formait le cercle, ceux des côtés rassemblaient le bétail, et ceux du centre, armés d’une longue perche de bambou terminée par une demi-lune de fer tranchant, coupaient le jarret des animaux affolés, sans s’arrêter dans leur course tant qu’il en restait debout, laissant le sol jonché de ces malheureuses bêtes bondissant sur place au milieu de beuglemens et d’efforts impuissans. Quand le massacre était fini, les mêmes individus mettaient pied à terre, enfonçaient leur long couteau dans le cœur de la bête abattue, d’autres, les suivaient, arrachaient le cuir et l’emportaient. Les entrepreneurs de ces abatages payaient un real[1] à ceux qui coupaient, le jarret, et un real à ceux qui écorchaient ; la viande était abandonnée aux chiens sauvages et aux oiseaux de proie. Les lois avaient créé cette industrie au grand détriment de la moralité et de la richesse du pays. Les propriétaires se voyaient, eux aussi, obligés d’employer le même système, qui, en se généralisant, conduisait à une destruction rapide du bétail. En effet, malgré les ordonnances qui défendaient d’abattre les mères et les génisses, on choisissait de préférence pour ces battues le printemps, époque de la mise bas ; les vaches pleines étaient les plus recherchées en raison de la valeur du veau mort-né, dont le cuir se payait fort cher en Espagne, et dont la chair était un régal pour le gaucho. C’était ruiner doublement le troupeau en détruisant les reproductrices et en égarant les veaux déjà nés qui erraient à l’abandon et mouraient en grand nombre. En dehors même des contrebandiers, les Indiens du Chili et des provinces des Andes, les habitans de Montevideo, les Brésiliens, tous, chrétiens et autres, venaient s’approvisionner dans cette mine inépuisable, sans autre but que de se fournir de cuirs et de graisse pour leur consommation.

Les hacendados cependant, ne renonçant pas à retirer un jour quelques revenus de leurs troupeaux, ne cessaient de lutter contre les erreurs économiques de la métropole ; pendant tout le XVIIIe siècle, ils adressèrent directement au roi d’Espagne des mémoires aussi curieux par l’élévation des idées et des doctrines que par le

  1. Le real argent valait 55 centimes de notre monnaie.