Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lourdement sur un petit wagon ; la porte s’ouvre, le wagon glisse, et le lasso, dégagé, va enlever une autre victime, tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire : 1,000 ou 2,000 animaux, en quelques heures, passeront de cette manière sous le couteau du desnucador, qui recevra pour son travail, où une adresse peu commune est nécessaire, la haute paie de 10 francs par 100 têtes.

Le bœuf étourdi, mais non pas mort, est porté par le wagon à quelques pas de là et jeté sur une esplanade dallée abritée d’un toit que l’on nomme la playa. Cette esplanade, ou littéralement plage, est de tout le saladero l’endroit le plus caractéristique, où la curiosité vous attire, d’où l’horreur vous éloigne. C’est là que le boucher fait sa besogne ; les pieds et les bras dans le sang, le corps demi-nu, le couteau à la main, 50 ou 100 individus, suivant l’importance du travail du jour, tous en mouvement, absorbés par leur labeur, saignent, écorchent, dépècent chacun un bœuf en six minutes ; non sans inquiétude, on se demande, au milieu de tous ces longs couteaux, agités dans tous les sens, ce qu’un incident quelconque, une colère, un mot maladroit pourrait produire. Ce travail repoussant, ce sang chaud qui jaillit quelquefois au visage et qui toujours monde le corps, font de ces hommes une race à part : élevés dès l’enfance dans ce milieu, employés même dès l’âge de quatorze ans à cette besogne, ils s’habituent à frapper, à donner la mort, à sentir la chair palpiter et le sang couler sous leur couteau. Que ne doit-on pas craindre le jour où de pareils hommes deviennent un instrument de gouvernement dans la main d’un tyran ou d’un parti ? Rosas, il y a trente ans à peine, n’hésita pas à recourir à eux pour terroriser Buenos-Ayres, et recruta sa redoutable mazhorca parmi ces bouchers de saladeros et d’abattoirs. Les mazhorqueros ne frappaient qu’avec le couteau et à la gorge. Ils n’attaquaient que des adversaires isolés, et le faisaient seulement quand ils étaient en nombre suffisant pour ne pas craindre de représailles, — sans haine, sans passion politique, par ordre, semblant ne rechercher dans leurs crimes quotidiens que l’assouvissement d’un instinct de sauvagerie. Quelques fanatiques allaient bien jusqu’à manger, dit-on, du maïs frit (dans la graisse de la victime ; mais c’étaient là des bravades isolées, la majorité se contentait de la joie de sentir une victime humaine palpiter sous le couteau. Les mazhorqueros ont disparu avec Rosas de la scène politique ; cependant la race n’en est pas éteinte, le danger est toujours présent, aucune raison ne s’oppose à ce qu’ils n’obéissent demain à un nouveau maître comme ils le faisaient avant 1852.

Aussitôt l’animal jeté sur la playa, où il tombe couché sur le côté gauche, il est saigné d’un coup de couteau, et avant que le