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peine si la Vierge éclate en un vrai sanglot, et si l’intense douleur du drame est exprimée par un geste de mère inconsolable, par un visage en pleurs et des yeux rougis. Le Christ est une des plus élégantes figures que Rubens ait imaginées pour peindre un Dieu. Il a je ne sais quelle grâce allongée, pliante, presque effilée, qui lui donne toutes les délicatesses de la nature et toute la distinction d’une belle étude académique. La mesure est subtile, le goût parfait ; le dessin n’est pas loin de valoir le sentiment. Vous n’avez pas oublié l’effet de ce grand corps un peu déhanché, dont la petite tête maigre et fine est tombée de côté, si livide et si parfaitement limpide en sa pâleur, ni crispé, ni grimaçant, d’où toute douleur a disparu et qui descend avec tant de béatitude, pour s’y reposer un moment, dans les étranges beautés de la mort des justes. Rappelez-vous comme il pèse et comme il est précieux à soutenir, dans quelle attitude exténuée il glisse le long du suaire, avec quelle affectueuse angoisse il est reçu par des aras tendus et des mains de femme. Est-il rien de plus touchant ? Un de ses pieds, un pied bleuâtre et stigmatisé, rencontre au bas de la croix l’épaule nue de Madeleine. Il ne s’y appuie pas, il l’effleure. Le contact est insaisissable ; on le devine plus qu’on ne le voit. Il eût été un peu profane d’y insister ; il eût été cruel de ne pas y faire croire. Toute la sensibilité furtive de Rubens est dans ce contact imperceptible qui dit tant de choses, les respecte toutes et attendrit.

La pécheresse est admirable. C’est sans contredit le meilleur morceau de facture du tableau, le plus délicat, le plus personnel, un des meilleurs aussi que jamais Rubens ait exécutés dans sa carrière si fertile en inventions féminines. Cette délicieuse figure a sa légende ; comment ne l’aurait-elle pas, sa perfection même étant devenue légendaire ? Il est probable que cette jolie fille aux yeux noirs, au regard ferme, au profil net, est un portrait, et ce portrait celui d’Isabelle Brandt, qu’il avait épousée deux ans avant, et qui lui servit également, peut-être bien pendant une grossesse, à représenter la Vierge dans le volet de la Visitation. Pourtant, à voir l’ampleur de sa personne, ses cheveux cendrés, ses formes grasses, on songe à ce qui devait être un jour le charme splendide et si particulier de cette belle Hélène Fourment, qu’il épousa vingt ans plus tard. Depuis les premières années jusqu’aux dernières, un type tenace semble s’être logé dans le cœur de Rubens ; un idéal fixe a hanté son amoureuse et si constante imagination. Il s’y complaît, il le complète, il l’achève ; il le poursuit en quelque sorte en ses deux mariages, comme il ne cesse de le répéter à travers ses œuvres. Toujours il y eut d’Isabelle et d’Hélène dans les femmes que Rubens peignit d’après l’une d’elles. Dans la première, il mit comme un trait préconçu de la seconde ; dans la seconde, il glissa