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œuvre défectueuse, jamais gonflé par une œuvre parfaite. Il ne regarde point en arrière, et n’est pas non plus effrayé de ce qui lui reste à faire. Il accepte des tâches accablantes et s’en acquitte. Il suspend son travail, l’abandonne, s’en distrait, s’en détourne. Il y revient après une longue et lointaine ambassade comme s’il ne l’avait pas quitté d’une heure. Un jour lui suffit pour faire la Kermesse, treize jours pour les Mages d’Anvers, peut-être sept ou huit pour la Communion, si l’on s’en rapporte au prix qui lui fut payé. Aimait-il autant l’argent qu’on l’a dit ? avait-il, autant qu’on l’a dit, le tort de se faire aider par ses élèves et traitait-il avec trop de dédain un art qu’il a tant honoré, parce qu’il estimait ses tableaux à raison de 100 florins par jour ? La vérité est qu’en ce temps-là le métier de peintre était bien un métier, et qu’on ne le pratiquait ni moins noblement ni moins bien parce qu’on le traitait à peu près comme une haute profession. La vérité, c’est qu’il y avait des apprentis, des maîtres, des corporations, une école qui était bien positivement un atelier, que les élèves étaient les collaborateurs du maître, et que ni les élèves ni le maître n’avaient à se plaindre de ce salutaire et utile échange de leçons et de services. Plus que personne Rubens avait le droit de s’en tenir aux anciens usages. Il est avec Rembrandt le dernier grand chef d’école, et, mieux que Rembrandt, dont le génie est intransmissible, il a déterminé des lois d’esthétique nouvelles, nombreuses et fixes. Il laisse un double héritage de bons enseignemens et de superbes exemples. Son atelier rappelle, avec autant d’éclat qu’aucun autre, les plus belles habitudes des écoles italiennes. Il forme des disciples qui font l’envie des autres écoles, la gloire de la sienne. On le verra toujours entouré de ce cortège d’esprits originaux, de grands talens, sur lesquels il exerce une sorte d’autorité paternelle pleine de douceur, de sollicitude et de majesté. Il n’eut point de vieillesse accablante, ni infirmités lourdes, ni décrépitude. Le dernier tableau qu’il signa et qu’il n’eut pas le temps de livrer, son Crucifiement de saint Pierre, est un de ses meilleurs. Il en parle dans une lettre de 1638, comme d’une œuvre de prédilection qui le charme et qu’il désire traiter à son aise. À peine était-il averti par quelques misères que nos forces ont des limites, quand il mourut subitement à soixante-trois ans, laissant à ses fils le plus opulent patrimoine, et, ce qui vaut mieux, le plus solide héritage de gloire que jamais penseur, au moins en Flandre, eût acquis par le travail de son esprit.

Telle est cette vie exemplaire, que je voudrais voir écrite par quelqu’un de grand savoir et de grand cœur, pour l’honneur de notre art et pour la perpétuelle édification de ceux qui le pratiquent. C’est ici qu’il faudrait l’écrire, si on le pouvait, si on le