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et s’en nomma colonel. Comme il avait les mains pleines d’or et toujours ouvertes, il se rendit populaire et fut bientôt l’homme le plus acclamé, le plus choyé de New-York. Nous l’avons vu en 1870 dans tout son rayonnement. Ce nabab avait un harem, et les plus jolies femmes montaient effrontément dans sa voiture ou s’affichaient publiquement dans sa loge. Ses soupers, ses orgies devinrent célèbres. Dans ce pays, où les formes austères apparentes, si chères aux Anglo-Saxons, sont encore un peu de mode, on trouvait cela naturel. L’homme était de stature massive, corpulent, mais de figure avenante, joyeuse. Il ne laissa que des regrets ; on lui fit des funérailles magnifiques, et le peuple le pleure toujours. J’ai vu en 1874, dans une fête touchante de souvenir pour les morts, ses fidèles aller couronner de fleurs son tombeau.

Depuis l’époque malheureuse dont nous n’avons fait qu’esquisser les phases, divers présidens, toutes personnes d’une honnêteté reconnue, se sont succédé à la tête de l’Erié. Une partie des vols si impudemment accomplis par les précédentes administrations ont du être ou seront restitués ; mais l’Erié ne semble pas encore avoir trouvé son véritable directeur, l’âme qui animera cet empire. Un chemin qui doit fournir l’intérêt de 125 millions de dollars d’actions souscrites et de dette consolidée a la dette d’un petit état. Les entrées brutes, qui s’élèvent à plus de 20 millions de dollars, équivalent à celles d’un petit gouvernement. En réduisant les dépenses, en introduisant dans la comptabilité l’exactitude et l’économie, qui n’y ont que très rarement existé, il serait peut-être facile de relever l’Erié et de le ramener aux beaux jours qu’il a jadis connus. Toutefois il faut une très forte tête pour mener cette vaste machine ; il faut un homme d’affaires à la fois prudent et hardi, rompu à tous les secrets de l’exploitation d’une voie ferrée, une sorte de chef d’état plus autocrate que constitutionnel, mais juste et loyal envers tous. Le New-York Central a trouvé cet homme dans l’infatigable M. Vanderbilt, qui, presque octogénaire, est toujours vigoureusement sur la brèche ; le Pennsylvania l’avait trouvé dans M. Thomson, prématurément ravi aux affaires le 24 mai 1874 ; mais l’Erié ne l’a pas rencontré assurément dans M. Jewett ni dans son prédécesseur, M. Watson. Encore une fois l’Erié est mis aujourd’hui sous séquestre et doté officiellement d’un receiver qui veille, au nom de la loi et dans l’intérêt des infortunés actionnaires, à la comptabilité de ce railway. Passer équitablement à leur chapitre respectif les recettes et les dépenses, l’actif et le passif, c’est là une opération élémentaire, mais de laquelle depuis longtemps on avait perdu la coutume dans les livres de l’Erié.

Ainsi vont les choses aux États-Unis, où tout certes n’est pas à