Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

campagne aride et désolée, coupée de routes où le vent soulève la poussière en gros tourbillons.

Fort à propos deux choses le sauvèrent de la nostalgie : le travail et la poésie. L’éducation de Trueba avait été celle des autres enfans de son village ; ces honnêtes et rudes cultivateurs, forcés d’arracher à un sol difficile leur subsistance de chaque jour, n’ont ni le temps ni le désir de devenir des savans : quelques ouvrages religieux comme l’Année chrétienne ou le catéchisme du Padre Astete, l’histoire de l’immortel don Quichotte et les Fueros de Viscaye, voilà ou à peu près ce qui constitue le fonds de bibliothèque d’une famille basque. Bien qu’il fût tombé pour ses débuts dans un milieu où les travaux de l’esprit n’étaient guère en honneur, observateur par caractère, Trueba n’eut pas de peine à comprendre ce qui lui manquait. Courageusement il se mit à l’œuvre, avec une ardeur toute juvénile, s’épuisant de veilles et de privations, donnant aux livres le meilleur de ses loisirs et le plus clair de ses économies. Sans doute, malgré ses efforts, il n’est point parvenu à combler entièrement les lacunes de son instruction première. Il est allé au plus pressé, comme on dit, et le cercle de ses connaissances ne s’étendrait guère au-delà des limites assez restreintes de l’histoire et de la littérature nationales. Aussi bien n’avait-il pas besoin de science pour comprendre la nature et y puiser l’inspiration.

En Espagne, comme en Grèce, comme en Italie, tout le monde fait des vers ; chez ces populations du midi au caractère enthousiaste, à l’imagination ardente, la langue des dieux est, à bien prendre, une langue vulgaire : artisan, soldat, laboureur, chacun se plaît à chanter ses peines ou ses joies, ses amours ou ses haines, chacun tout haut raconte l’histoire de son cœur. D’une part, l’idiome espagnol se prête admirablement à ce genre d’exercice ; il est riche, harmonieux, docile aux inversions, plein d’expressions, de tours, d’images poétiques ; en outre la prosodie n’a rien d’exigeant : la rime ne vient pas à tout instant, comme chez nous, entraver le cours de la phrase et gêner la pensée ; les vers se correspondent par simples assonances, et les licences sont permises. Évidemment il s’agit ici de cette poésie courante, familière, de tous les jours, vraiment populaire. Quant à la forme qu’elle adopte le plus souvent, c’est celle d’une stance de quatre vers, qu’on nomme copla, couplet, et qui, ainsi que le mot l’indique, est faite pour être chantée. Souvent encore la pensée, se partageant en plusieurs strophes, s’allonge jusqu’à former une véritable chanson ; couplets ou chansons, rien de tout cela n’est écrit ou composé à loisir. Le poète parle d’inspiration, et ses vers, plus ou moins altérés par la mémoire ou le caprice des auditeurs, vont désormais passer de bouche en bouche. Point de