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cités ne fourniraient encore qu’une partie de son œuvre, Trueba est un écrivain correct et châtié : non pas qu’il ait rien de prétentieux, d’affecté, ou qu’il élève jamais le ton ; mais, jusque dans son genre familier, il a le souci du style et le respect de ses lecteurs. Le même scrupule qu’il met dans le choix des sujets, il le porte aussi dans le choix des mots ; il aime l’expression juste comme la pensée droite, car cela encore fait pour lui partie de l’honnêteté littéraire. Il s’attache à être précis et vrai jusque dans le moindre détail, et, pas à pas, suit la nature. Lui-même en a cité un exemple assez amusant, « Par une cruelle nuit du mois de janvier, dit-il, j’écrivais à un quatrième étage de la rue de Lope de Vega, dans la maison qui porte le numéro 32, le conte que j’ai intitulé les Pieds dans l’enfer ; une difficulté vint m’arrêter soudain : il s’agissait d’expliquer les altérations qu’éprouve le son de l’eau pendant que se remplit la cruche à la fontaine ; or jamais je n’avais étudié ces altérations et il n’y avait pas en ce moment assez d’eau chez moi pour faire une expérience. Le lendemain, à la première heure, on devait venir de l’imprimerie pour chercher le conte qui était attendu ; il fallait qu’à tout prix je l’eusse achevé cette même nuit. Savez-vous ce que je fis pour sortir d’embarras ? A trois heures du matin, bravant l’obscurité, et la pluie et le vent, je me rendis à la petite fontaine de la place de Jésus avec une cruche sous mon manteau, et je passai là un bon quart d’heure, écoutant le bruit de l’eau qui tombait dans la cruche. » En somme, à ce moment, il ne risquait qu’un gros rhume ; mais son goût pour l’observation devait l’exposer à des dangers plus sérieux. L’aventure est bien espagnole et mérite d’être contée. Trueba se préparait à écrire quelque autre nouvelle, et d’après le plan qu’il s’était tracé d’avance il avait à faire une description du jour levant dans la campagne. Maintes fois il avait assisté à ce magnifique spectacle, mais pour le bien rendre il avait besoin de le contempler et de l’étudier à nouveau. Donc un beau matin, bien avant que l’aube parût, en compagnie de Luis de Eguilaz et de Bustillo, ses deux confrères en littérature, il se rendit sur les hauteurede Vicâlvaro, aux environs de Madrid ; ils y faisaient provision d’images et d’impressions poétiques lorsque tout à coup fondit sur eux une petite troupe d’hommes de mauvaise mine qui pensaient avoir mis la main sur une riche proie. A quelque chose malheur est bon : nos trois littérateurs n’avaient pas même de montre sur eux, et les voleurs furent les seuls volés.

Dans la vie privée, Trueba est bien l’homme que nous ont fait deviner ses livres : doux, serviable et bon ; aussi est-il aimé de tous à Madrid. Il a l’extérieur d’un vrai montagnard, le corps grand et fort, les gestes un peu gauches, les traits réguliers sans rien de