Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/457

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je comprends, fit observer l’un des collègues de M. Oakhurst à qui la lettre fut communiquée, je comprends que Jack fasse bâtir, car c’est une spéculation qui, s’il vient ici régulièrement, pourra être fort belle ; mais pourquoi ne pas fonder sans retard une banque, afin de rentrer dans une partie au moins de l’argent qu’il met en circulation ? Je voudrais, ma foi, deviner son jeu.

La saison avait été prospère pour M. Oakhurst et désastreuse pour plusieurs membres du corps législatif, juges, colonels et autres, qui avaient recherché sur le coup de minuit son agréable société. Pourtant il s’ennuyait à Sacramento. Depuis quelque temps, il avait pris l’habitude de promenades matinales qui excitaient au plus haut degré la curiosité de ses amis des deux sexes. On avait lancé des espions à sa poursuite, et le résultat de cette inquisition avait paru plus étrange que tout le reste. Qu’avait-on découvert en effet ? — Que M. Oakhurst se dirigeait vers la Plaza, s’asseyait sur un banc pour quelques minutes, puis revenait sans avoir parlé à personne. L’hypothèse qu’il y avait une femme dans le cas, qui s’était présentée à l’esprit de tous, dut être abandonnée. Quelques joueurs superstitieux décidèrent que c’était un procédé inédit pour avoir la veine.

Après les courses de Marysville, M. Oakhurst poussa une pointe jusqu’à San-Francisco ; on le vit ensuite à San-José, à Santa-Cruz, à Oakland. Ceux qui le rencontrèrent prétendirent que ses allures paraissaient très différentes de son flegme ordinaire ; il était impatient, fiévreux, fantasque. Le colonel Starbottle affirma qu’à San-Francisco Jack avait refusé de donner les cartes. — Un tremblement dans la main peut-être ; il ne prend pas assez de stimulant, je l’ai toujours dit, fit le colonel en vidant son éternel petit verre.

De San-José, Oakhurst partit pour l’Orégon par terre avec tout un dispendieux équipage de campement ; mais, arrivé à Stackton, il changea tout à coup de chemin, et, quatre heures après, entra tout seul à cheval dans le cañon[1] des sources de San-Isabel. C’était une jolie vallée triangulaire, située au pied de trois montagnes revêtues d’un sombre manteau de sapins sur lequel se détachaient, en étincelantes bigarrures, les troncs rouges et le riche feuillage d’une essence d’arbres qui a conservé en Californie son nom espagnol de madroño.

Appuyés au flanc de la montagne, les bâtimens de l’hôtel se montraient coquettement blottis dans toute cette verdure ; les chalets épars ressemblaient à autant de joujoux. M. Oakhurst, bien qu’il admirât médiocrement la nature, se sentit pénétré de cette sensation indéfinissable qui déjà l’avait surpris lors de sa première pro-

  1. Gorge à parois perpendiculaires.