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Ainsi s’ouvrirent ces dramatiques débats. Le procureur-général du roi, M. Gifford, et l’avocat-général, M. Copley, qui répondirent très habilement à la vigoureuse attaque de M. Brougham, furent écoutés avec beaucoup de faveur. La chambre, sans se prononcer encore sur le fond, admettait la forme proposée pour le jugement de la reine, et voulait que la procédure fût suivie jusqu’au bout. Ces ardentes contradictions avaient rempli trois séances (17-19 août). Alors commença le procès véritable, le réquisitoire du procureur-général et l’interrogatoire des témoins.

C’étaient presque tous des Italiens, des gens de service, valets de pied et femmes de chambre. Le premier, Teodoro Majocchi, postillon du général Pino, avait, selon le dossier de Milan, quitté volontairement le service de la reine, qui lui avait donné un bon certificat ; sa déposition, soutenait l’accusateur, ne pouvait donc être attribuée à un motif de ressentiment. Le dossier de Milan ne disait pas que le témoin avait désiré reprendre son emploi dans la domesticité de la reine et qu’on n’avait plus voulu de ses services. Un incident curieux marqua la séance où il comparut (21 août) ; dès que son nom fut appelé, la reine se leva et sortit. Était-ce une protestation contre les indignités de cette enquête ? était-ce un mouvement de dégoût à la vue du principal calomniateur ? L’un et l’autre assurément. Malgré cette protestation muette, la déposition de Majocchi, conduite et soutenue par les interrogations du procureur-général, produisirent l’effet d’une révélation accablante. Les amis de la reine la croyaient déjà perdue. Ils se rassurèrent le lendemain quand M. Brougham reprit le Majocchi en sous-œuvre. Ce contre-interrogatoire démantela pièce à pièce le terrible échafaudage. Il le harcelait de questions nettes et précises afin de contrôler le précédent interrogatoire ; persuadé que Majocchi jouait un rôle appris par cœur, il s’efforçait de l’arracher au texte du scénario, il serrait, il tordait, si je puis dire, ses réponses de la veille, comme pour en faire éclater le mensonge, et l’Italien, interdit, balbutiant, en homme qui craint de se couper, s’appliquait à répéter invariablement : Non mi ricordo. On devine ce que devenait cette litanie dans le commentaire de Brougham. Non mi ricordo ! si ces paroles se rapportaient parfois à des choses que le témoin n’avait point dites, souvent aussi elles tombaient sur des points qu’il avait affirmés. Quelle occasion pour le terrible athlète ! avec quelle joie et quelle verve il assénait ses coups ! Toute la scène s’est gravée si bien dans la mémoire des Anglais que leur langue familière, au dire de lord Campbell, s’est enrichie d’une expression piquante : accuser quelqu’un d’un non mi ricordo, c’est l’accuser de mensonge[1].

  1. Voyez lord Campbell, Lives of the lord chancellors, L. VIII, p. 311.