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ennemi triomphant était salué comme un messie par les acclamations de la crédule Irlande. Il y eut pourtant une justice. L’idole menteuse devant laquelle les enfans de la verte Erin s’agenouillaient avec tant de candeur fut lapidée en ce moment-là même par de terribles mains, et l’exécution arrivait si à propos qu’elle semblait faite au nom de la reine outragée. Cette scène appartient au tableau des obsèques de la reine Caroline de Brunswick. Vous connaissez les strophes que lord Byron a intitulées l’Avatar irlandais ; voici le moment de les relire. Placée en regard des événemens que nous venons de raconter, l’invective du poète acquiert toute sa valeur :


« Avant que la fille de Brunswick soit refroidie dans sa tombe, pendant que ses cendres ballottées par les vagues voguent encore vers sa patrie, voyez ! George le triomphant s’avance sur les flots vers l’île bien-aimée qu’il chérit depuis longtemps, — comme son épouse.

« Il est vrai qu’ils ne sont plus, les grands hommes de cette ère si éclatante et si courte, arc-en-ciel de la liberté, trêve de quelques années dérobées à des siècles d’esclavage pendant lesquelles l’Irlande n’eut point à pleurer sa cause, trahie ou écrasée.

« Il est vrai que les chaînes du catholique résonnent sur ses haillons. Le château de Dublin est encore debout, mais le sénat a disparu, et la famine qui habitait ses montagnes asservies s’étend de proche en proche jusqu’à son rivage désolé, —

« Jusqu’à son rivage désolé où l’émigrant s’arrête un instant pour contempler encore son foyer natal avant de le quitter à jamais. Ses larmes tombent sur ses chaînes à peine détachées de ses mains, car cette prison d’où il s’échappe est le lieu de sa naissance.

« Mais il vient ! il vient, le messie de la royauté, pareil à un léviathan énorme que les vagues rouleraient vers la plage ! Recevez-le donc comme il convient de recevoir un tel hôte, avec une légion de cuisiniers et une armée d’esclaves.

« Il vient, dans la promesse et la fleur de ses soixante ans, jouer son rôle de souverain au milieu de la parade. — Mais vive le trèfle dont il s’est couvert ! Et puisse le vert qu’il porte à son chapeau passer au fond de son cœur !

« Ah ! puisse-t-il reverdir, ce cœur si longtemps flétri ! puisse en jaillir une somme d’affections nobles ! Alors, ô Erin, la liberté te pardonnerait de danser sous tes chaînes et de pousser ces cris d’esclaves qui attristent les cieux.

« Est-ce démence ou bassesse ? Fût-il Dieu lui-même, — au lieu d’être fait, comme il l’est, de la plus grossière argile, avec plus de souillures dans l’âme que de rides sur le front, — ton dévoûment servile le ferait fuir de dégoût.