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II. — transitions entre les êtres organisés. — non-existence de l’espèce.


Goethe, âgé de quatre-vingt-deux ans, déclarait[1] que Linné était, après Shakspeare et Spinosa, l’auteur qui avait fait sur lui la plus vive impression. En parlant ainsi, il avait en vue la Philosophia botanica de ce naturaliste, livre plein de vues prophétiques dont l’avenir a consacré la justesse : chacune est condensée dans une courte phrase aphoristique, presque toutes sont devenues des axiomes de la science. Une de ces sentences est celle-ci : natura non fecit saltus, il n’y a pas de lacunes dans la nature. En effet, si l’on considère l’ensemble du règne organisé, on voit que les formes végétales et animales passent insensiblement les unes aux autres : individus, espèces, genres, familles, embranchemens, règnes, rien n’est isolé, tout se tient. Dans cet immense tableau, il n’y a pas de couleurs tranchées, il n’y a que des nuances et des dégradations infinies. Les exemples sont innombrables. Il est des genres où les botanistes n’ont pu s’entendre sur la distinction des espèces, tant elles se confondent les unes avec les autres. Tels sont les genres rose, ronce (Rubus), Hieracium, etc. Dans certaines familles, les crucifères, les ombellifères par exemple, les limites des genres sont tellement indécises qu’elles n’ont jamais été fixées définitivement. Même observation pour les familles : le genre Verbascum est intermédiaire entre les solanées et les scrofularinées, le genre Detarium entre les rosacées et les légumineuses, l’Aphyllantes entre les liliacées et les joncées. Les classes même ne sont pas séparées par des limites infranchissables. Les nénuphars sont intermédiaires entre les monocotylédones et les dicotylédones, les cycadées entre les fougères et les gymnospermes. Certains champignons, des infusoires problématiques, oscillent entre les végétaux et les animaux. Toutes nos divisions dites naturelles sont, comme Lamarck l’avait déjà dit, réellement artificielles.

Il faut en dire autant du règne animal. En fait d’espèces, on trouve tous les passages imaginables entre la grande marte brune du Poitou et la marte zibeline de Sibérie, qui en paraît si différente. Les espèces de campagnols, de souris, d’écureuils, de chiens sauvages et dans les mammifères supérieurs, la famille des sapajous (Cebus), sont composées d’espèces si semblables, si voisines, se confondant tellement les unes avec les autres que l’accord entre les zoologistes ne se fera jamais. Dans les oiseaux, les ornithologistes citent le genre vautour, les fauvettes et les bécasseaux. Dans les poissons, les ichthyologistes se perdent dans la distinction des espèces de

  1. Œuvres d’histoire naturelle, traduites par Ch. Martins, p. 191.