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silence d’une cour d’esclaves ne le rassurent. Dans l’ombre muette, il montre à ses nouveaux amis quelque chose d’effrayant, qui n’est visible que pour lui. Il n’espère de refuge que sur ces vaisseaux qui fortuitement sont arrivés dans la Mer-Blanche, d’asile inviolable que dans la lointaine Angleterre, malgré les mers glacées et les océans furieux. Pour assurer sa retraite éventuelle de Moscou à la Mer-Blanche, il a fait fortifier à la hâte Vologda, qui se trouve à mi-chemin. Jenkinson a vu 10,000 ouvriers employés à ce travail. Par une nuit obscure, à travers mille détours compliqués, le capitaine anglais est amené au Kremlin, dans l’appartement du tsar, et là, en présence d’un seul interprète, il devient le dépositaire du redoutable secret dont la révélation rendrait courage à la rébellion et ferait dresser la tête à la trahison. Ivan IV demande à Elisabeth un traité d’alliance offensive et défensive ; puis, comme clause secrète, l’engagement réciproque entre les deux souverains de se donner asile dans le cas où les succès d’un ennemi, une révolte des sujets, les obligeraient à fuir de leurs états. Le Terrible se hâte ensuite de renvoyer Jenkinson ; il l’expédie par la voie plus rapide des montagnes. « Et surtout, lui dit-il, reviens vite, il me faut une réponse avant la Saint-Pierre. » (Le 29 juin 1568.)


IV

La réponse ne vint pas. Un point surtout dans le message d’Ivan embarrassait le gouvernement anglais : c’était moins cette demande d’asile que la proposition d’alliance offensive et défensive. Ivan s’imaginait-il que l’Angleterre irait pour lui complaire rompre avec tous les ennemis qu’il s’était mis sur les bras : avec la Pologne, le Danemark, la Suède, l’empire d’Allemagne ? Il faut bien se rendre compte de ce qu’était alors la Russie : un simple marché, et non pas même le marché le plus important du Nord ; le commerce avec la Suède et la Pologne était autrement actif et sûr. La proposition d’Ivan parut vraiment absurde aux ministres d’Elisabeth : c’était presque comme si aujourd’hui le roi de Dahomey, en échange d’une liberté absolue de commerce dans ses états, proposait à la France une alliance offensive et défensive contre l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal. Pour s’éviter l’embarras d’une réponse, on se garda de renvoyer Jenkinson, on choisit plutôt un autre ambassadeur qui à l’occasion pourrait arguer de son ignorance, de celle de son gouvernement, dire qu’on a mal compris, rejeter la faute sur les drogmans qui ont mal traduit les paroles du tsar. Cet émissaire fut Randolph. Les instructions qu’on lui donne sont des plus curieuses : il dira que Jenkinson a fait la communication secrète du tsar, mais