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que toutes cependant restent parfaitement à leur place, qu’a-t-on à dire ? Qu’importe qu’en s’approchant du cadre, en mettant le nez sur la toile, comme on dit, on distingue tous les détails de l’uniforme de soldats occupant le sixième plan, si, quand on s’en éloigne, tous ces soldats, peints chacun individuellement, forment une masse confuse et donnent l’impression de l’éloignement ? C’est un tour de force, une difficulté vaincue. C’est même plus que cela, un réel effet de vérité, la nature prise sur le vif. Nous voyons un homme à 1,000 mètres, c’est un point sombre. Nous prenons une lorgnette, nous commençons à distinguer la coupe et la couleur de ses vêtemens, nous savons s’il est gros ou mince, s’il a une blouse bleue ou une redingote noire. Nous regardons dans une longue-vue marine, nous percevons alors ses traits, la nuance de ses cheveux, sa cravate, sa chaîne de montre. Cette chaîne de montre, à l’œil nu on ne la voit pas ; cependant elle existe. L’effet donné par les derniers plans de Meissonier est un peu de même nature. A une dizaine de pas de la toile, nous apercevons une ligne confuse : en nous approchant nous savons que ce sont des soldats ; nous nous approchons davantage, nous connaissons l’arme à laquelle ils appartiennent, presque le numéro de leur régiment.

La manière de M. Meissonier ne doit point pour cela être préconisée. Il vaudra toujours mieux appliquer à la grande peinture les procédés de la grande peinture, en traitant les derniers plans largement et par masses ; mais, pour rester juste, le critique doit être éclectique et ne pas reprocher à Meissonier de ne pas peindre comme Delacroix : ce serait permettre à d’autres de reprocher à Delacroix de n’avoir pas peint comme Meissonier. Ce qui est bien est bien. Il importe peu qu’on parte de deux points opposés, si on arrive au même but.

Loin qu’ils soient à critiquer, les derniers plans du 1807 ont beaucoup de pittoresque et d’effet. Le peintre a très habilement tiré parti de la longue ligne de grenadiers qui se tiennent l’arme au bras, à la gauche de l’état-major. Il a su donner une variété de physionomies et même d’attitudes à tous ces soldats condamnés à l’immobilité dans le rang. L’un incline légèrement la tête comme répondant à une question de son camarade, qui a le visage tourné de son côté. Celui-ci se tient raide, pareil à un grenadier du gros Guillaume ; un vieux sergent chevronné, placé en serre-file, se retourne pour regarder si le défilé est près de finir. Le capitaine de la première division, fatigué de porter son épée à l’ordonnance, laisse tomber la lame dans sa main gauche. Tous ces soldats, enlevés d’une touche légère et spirituelle, sont naturels et vivans.

Le groupe de l’état-major, qui attire tout d’abord les yeux, les