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en plaintes sur le caractère des étrangers que « la première génération ne vaut pas toujours grand’chose ; » mais il travaillait pour l’avenir et voulait que tout le monde patientât comme lui, jusqu’à ce que la discipline prussienne eût fait son œuvre.

Pour aider les chambres provinciales dans le recrutement des colons, Frédéric établit deux agences spéciales, l’une à Francfort-sur-le-Mein, pour l’Allemagne du sud, l’autre à Hambourg pour l’Allemagne du nord : la dernière était chargée d’arrêter au passage les émigrans qui se disposaient à s’embarquer pour l’Amérique. Toutes les deux faisaient des annonces dans les journaux, ou bien elles envoyaient dans les pays où ces annonces étaient interdites des messagers spéciaux, qui faisaient de la propagande occulte. Le recruteur gagnait, comme on dit en allemand, une « douceur » par tête de recruté : c’étaient trois thaler pour un maître ouvrier célibataire, cinq thaler pour un maître ouvrier marié. Cette industrie avait sa belle et sa morte saison. « Voici le printemps, écrit à Frédéric l’agent de Francfort ; le temps est bon pour chercher des colons ; » mais pour que les affaires marchassent à souhait il fallait que quelque calamité s’abattît sur les pays circonvoisins. Frédéric n’en a pas laissé passer une sans en tirer quelque profit. La persécution religieuse sévit-elle en plein XVIIIe siècle, comme en Saxe, comme en Autriche, où l’on signale en 1752 des emprisonnemens et des transportations d’hérétiques, comme en Pologne, où la noblesse, élevée par les jésuites, ajoute l’intolérance aux maux dont ce pays allait mourir, aussitôt le roi de Prusse intervient officiellement auprès des gouvernemens, officieusement auprès des persécutés. Pour attirer ces derniers, aucun moyen n’est omis, si petit qu’il soit. En 1742, on mande de Glogau à Frédéric, que « le moment est opportun pour faire profiter la Silésie des persécutions dont souffrent les pays voisins. » Qu’il plaise seulement au roi de faire bâtir dans deux villages, à la frontière de Pologne et à celle de Bohême, deux églises protestantes où le service divin soit célébré en polonais et en bohémien ; cela fera venir un grand nombre de colons de Silésie et en outre tous les dimanches environ sept mille personnes qui « par la consommation qu’elles feront de bière et d’eau-de-vie apporteront de l’argent dans le pays. » Les églises ne coûteront pas cher ; il suffira qu’elles soient très simples, et même « il est inutile d’y mettre des portes. » Ne voit-on pas bien dans ces détails l’ingénieuse parcimonie d’une petite maison qui veut devenir grande ? Mais le meilleur moyen d’attirer des persécutés, c’était de continuer l’heureuse politique des Hohenzollern. Frédéric n’y manqua point, lui qui voulait que dans ses états chacun gagnât le paradis à sa manière, et il prouva même sa tolérance d’une façon fort originale : à côté de tous ces persécutés, qui pour la plupart