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tenté de commettre en le jugeant tiennent à ceci, que souvent on se trompe de face et qu’on le regarde à l’envers.

La Ronde de nuit est-elle donc, pouvait-elle être le dernier mot de Rembrandt? Est-elle seulement la plus parfaite expression de sa manière? N’y a-t-il pas là des obstacles propres au sujet, des difficultés de mise en scène, des circonstances nouvelles pour lui, et qui jamais depuis ne se sont reproduites dans sa carrière? Voilà le point qu’il faudrait examiner. Peut-être en tirerait-on quelques lumières. Je ne crois pas que Rembrandt y perdît rien. Il y aurait seulement une légende de moins dans l’histoire de son œuvre, un préjugé de moins dans les opinions courantes, une superstition de moins dans la critique.

Faut-il le dire? avec tous ses airs rebelles, l’esprit humain au fond n’est qu’un idolâtre. Sceptique, oui, mais crédule; son plus impérieux besoin, c’est de croire, et son habitude native de se soumettre. Il change de maîtres, il change d’idoles; sa nature sujette subsiste à travers tous ces renversemens. Il n’aime pas qu’on l’enchaîne, et il s’enchaîne. Il doute, il nie, mais il admire, ce qui est une des formes de la foi, et, dès qu’il admire, on obtient de lui le plus complet abandon de cette faculté de libre examen dont il prétend être si jaloux. En fait de croyances politiques, religieuses, philosophiques, en reste-t-il une qu’il ait respectée ? Et remarquez qu’à la même heure, par des retours subtils, où l’on découvrirait sous ses révoltes le vague besoin d’adorer et le sentiment orgueilleux de sa grandeur, il se crée à côté, dans le monde des choses de l’art, un autre idéal et d’autres cultes, ne soupçonnant pas à quelles contradictions il s’expose en niant le vrai pour se mettre à genoux devant le beau. Il semble qu’il ne voit pas bien la parfaite identité de l’un et de l’autre. Les choses de l’art lui paraissent un domaine à lui où sa raison n’a pas peur des surprises, où son adhésion peut se donner sans contrainte. Il y choisit des œuvres célèbres, en fait ses titres nobiliaires, s’y attache, et n’admet plus qu’on les lui conteste. Toujours il y a quelque chose de fondé dans ses choix : pas tout, mais quelque chose. On pourrait, en parcourant l’œuvre des grands artistes depuis trois siècles, dresser la liste de ces persistantes crédulités. Sans examiner de trop près si ses préférences sont toujours rigoureusement exactes, on verrait du moins que l’esprit moderne n’a pas une si grande aversion pour le convenu, et l’on découvrirait son secret penchant pour les dogmes en apercevant tous ceux dont il a bien ou mal semé son histoire. Il y a, semblerait-il, dogmes et dogmes. Il y a ceux dont on s’irrite, il y a ceux qui plaisent et qui flattent. Il ne coûte à personne de croire à la souveraineté d’une œuvre d’art qu’on sait être le produit d’un