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mères, et qui parcourt le clavier le plus étendu, depuis le vrai blanc jusqu’au vrai noir, sait se réduire quand ille faut et rompre sa couleur dès qu’il lui convient d’y mettre une sourdine. Véronèse, qui procède tout autrement, ne se plie pas moins que Rubens aux nécessités des circonstances; rien n’est plus fleuri que certains plafonds du palais ducal, rien n’est plus sobre dans sa tenue générale que le Repas chez Simon, du Louvre. Il faut dire aussi qu’il n’est pas nécessaire de colorier beaucoup pour faire œuvre de grand coloriste. Il y a des hommes, témoin Velasquez, qui colorent à merveille avec les couleurs les plus tristes. Du noir, du gris, du brun, du blanc teinté de bitume, que de chefs-d’œuvre n’a-t-on pas exécutés avec ces quelques notes un peu sourdes! Il suffit pour cela que la couleur soit rare, tendre ou puissante, mais résolûment composée par un homme habile à sentir les nuances et à les doser. Le même homme, lorsque cela lui plaît, sait étendre ses ressources ou les réduire. Le jour où Rubens peignit avec du bistre à toutes les doses la Communion de saint François d’Assise, ce jour-là fut, à ne parler que des aventures de sa palette, un des mieux inspirés de sa vie.

Enfin, et c’est là le trait à bien retenir dans cette définition plus que sommaire, un coloriste proprement dit est un peintre qui sait conserver aux couleurs de sa gamme, quelle qu’elle soit, riche ou non, rompue ou non, compliquée ou réduite, leur principe, leur propriété, leur résonnance et leur justesse, et cela partout et toujours, dans l’ombre, dans la demi-teinte, et jusque dans la lumière la plus vive. C’est par là surtout que les écoles et les hommes se distinguent. Prenez une peinture anonyme, examinez quelle est la qualité du ton local, ce qu’il devient dans la lumière, s’il persiste dans la demi-teinte, s’il persiste dans l’ombre la plus intense, et vous pourrez dire avec certitude si cette peinture est ou n’est pas l’œuvre d’un coloriste, à quelle époque, à quel pays, à quelle école elle appartient. Il existe à ce sujet dans la langue technique une formule usuelle bonne à citer. Chaque fois que la couleur subit toutes les modifications de la lumière et de l’ombre sans rien perdre de ses qualités constitutives, on dit que l’ombre et la lumière sont de même famille; ce qui veut dire que l’une et l’autre doivent conserver, quoi qu’il arrive, la parenté la plus facile à saisir avec le ton local. Les manières d’entendre la couleur sont très diverses. Il y a, de Rubens à Giorgion et de Velasquez à Véronèse, des variétés qui prouvent l’immense élasticité de l’art de peindre et l’étonnante liberté d’allures que le génie peut prendre sans changer de but; mais une loi leur est commune à tous et n’est observée que par eux, soit à Venise, soit à Parme, soit à Madrid, soit à Anvers,