Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ton, qu’on peut dire en toute vérité que chez eux la lumière et la couleur ne font qu’un. Dans la Ronde de nuit, rien de semblable. Le ton disparaît dans la lumière comme il disparaît dans l’ombre. L’ombre est noirâtre, la lumière blanchâtre. Tout s’éclaire ou s’assombrit, tout rayonne ou s’obscurcit par un effacement alternatif du principe colorant. Il y a là des écarts de valeurs plutôt que des contrastes de ton. Et cela est si vrai qu’une belle gravure, un dessin bien rendu, la lithographie de Mouilleron, une photographie, donnent exactement l’idée du tableau dans ces grands partis-pris d’effet, et qu’une image seulement dégradée du clair au sombre ne détruit rien de son arabesque.

Si je suis bien compris, voilà qui démontre avec évidence que les combinaisons du coloris tel qu’il est entendu d’habitude ne sont point le fait de Rembrandt, et qu’il faut continuer de chercher ailleurs le secret de sa vraie puissance et l’expression familière à son génie. Rembrandt est en toutes choses un abstracteur qu’on ne parvient à définir qu’en éliminant. Quand j’aurai dit avec certitude tout ce qu’il n’est pas, peut-être arriverai-je à déterminer par là et très exactement ce qu’il est.

Est-il un grand praticien? Assurément. La Ronde de nuit est-elle dans son œuvre et par rapport à lui-même, est-elle, quand on la compare aux œuvres de maîtrise des grands virtuoses, un beau morceau d’exécution? Je ne le crois pas : autre malentendu qu’il est bon de faire disparaître. Le travail de la main, je l’ai dit à propos de Rubens, n’est que l’expression conséquente, adéquate, des sensations de l’œil et des opérations de l’esprit. Qu’est-ce en soi qu’une phrase bien tournée, qu’un mot bien choisi, sinon le témoignage instantané de ce que l’écrivain a voulu dire et de l’intention qu’il a eue de le dire ainsi plutôt qu’autrement? Par conséquent bien peindre en général, c’est ou bien dessiner ou bien colorer, et la façon dont la main agit n’est plus que l’énoncé définitif des intentions du peintre. Si l’on examine les exécutans sûrs d’eux-mêmes, on verra combien la main est obéissante, prompte à bien dire sous la dictée de l’esprit, et quelles nuances de sensibilité, d’ardeur, de finesse, d’esprit, de profondeur, passent par le bout de leurs doigts, que ces doigts soient armés de l’ébauchoir, du pinceau ou du burin. Chaque artiste a donc sa manière de peindre comme il a sa taille et son coup de pouce, et Rembrandt, pas plus qu’un autre, n’échappe à cette loi commune. Il exécute à sa manière, il exécute excessivement bien; on pourrait dire qu’il exécute comme personne, parce qu’il ne sent, ne voit et ne veut comme aucun autre.

Comment exécute-t-il dans le tableau qui nous occupe? Traite-t-il