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dans toutes les classes et à tous les étages de la société où chacun ne songe qu’à abuser soit par la violence, soit par la fraude, voilà l’odieuse réalité que Fléchier nous présente enveloppée d’enjouement et agrémentée de badinages, mais dont la lumière de son sourire et le fard de son bel esprit ne parviennent pas à altérer le visage sinistre. Partout ailleurs la féodalité est morte en héroïne, toute brillante de vaillance, de chevaleresque indiscipline, de fidélité touchante à un état social perdu; ici au contraire elle est morte en damnée, avec laideur, toute enténébrée de sauvagerie factieuse et de brigandage, dans le mépris de toutes les lois humaines et dans l’oubli de toutes les lois divines. On voit que nous cherchons peu à atténuer les récits de Fléchier; eh bien! cependant, cela une fois dit, nous demandons à faire, à l’excuse de cette laide féodalité auvergnate expirante, quelques réserves qui nous parais- sent de simple bon sens, et qu’ont trop négligé de faire jusqu’ici, à notre avis, les nombreux critiques qui se sont occupés du livre charmant de Fléchier.

Les faits racontés par Fléchier sont odieux, sont-ils une condamnation bien sérieuse des anciennes classes féodales? Nous venons de le dire, la responsabilité en est singulièrement partagée et ne doit pas retomber sur la seule noblesse, car la plupart de ces crimes sont parfaitement roturiers. C’est qu’ici une cause plus puissante que les institutions a eu action sur elles pour les exagérer et les dépraver. Ici la féodalité a bien créé la société générale à son image; mais c’est après que la nature des lieux a eu fait la féodalité à la sienne, et voilà pourquoi elle n’y porte pas le même visage qu’on lui voit ailleurs. Tout gouvernement, quel qu’il soit, va bien vite jusqu’au bout de lui-même, lorsqu’il trouve dans la nature des lieux trop de facilités pour abuser, et la montagne fut pour la féodalité du centre hérissé de la France ce que la plaine fut pour l’orageuse démocratie des Flandres, une auxiliaire d’abord, et puis bien vite une inspiratrice de mauvais conseils. Comme ces gorges profondes sont bien préparées pour ensevelir le crime, comme ces solitudes invitent au mal, comme ces plis du terrain sont disposés à merveille pour l’embuscade et la surprise, et comme la violence se sent à l’abri des représailles derrière ces remparts de hautes montagnes! Encore aujourd’hui, dans notre siècle de grandes routes et de chemins de fer, le voyageur reste effrayé en songeant avec quelle rapidité l’homme redeviendrait sauvage dans ces provinces, si par un hasard quelconque elles étaient pendant un temps délivrées de tout lien avec le pouvoir central. Que nos communeux français réalisent jamais leur fameux plan de gouvernement morcelé, et ils verront vingt ans après quelle superbe moisson de crimes ce sol d’Auvergne aura portés, et s’il ne leur faudra pas tenir des grands jours démocratiques