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esprit naturel donnait une vie surprenante aux longues histoires qu’elle racontait et qu’elle était presque seule à savoir. Ses souffrances ne portèrent aucune atteinte à son étonnante gaîté ; elle plaisantait encore l’après-midi où elle mourut. Le soir, pour la distraire, je passais une heure avec elle dans sa chambre, sans autre lumière (elle aimait cette demi-obscurité) que la faible clarté du gaz de la rue. Sa vive imagination s’éveillait alors, et, comme il arrive d’ordinaire aux vieillards, c’étaient les souvenirs d’enfance qui lui revenaient le plus souvent à l’esprit. Elle revoyait Tréguier, Lannion, tels qu’ils furent avant la révolution ; elle passait en revue toutes les maisons, désignant chacune par le nom de son propriétaire d’alors. J’entretenais par mes questions cette rêverie, qui lui plaisait et l’empêchait de songer à son mal.

Un jour la conversation tomba sur l’hôpital-général. Elle m’en fit toute l’histoire. « Je l’ai vu changer bien des fois, me dit-elle. Il n’y avait nulle honte à y être, car on y avait connu les personnes les plus respectées. Sous le premier empire, avant les indemnités, il servit d’asile aux vieilles demoiselles nobles les mieux élevées. On les voyait rangées à la porte sur de pauvres chaises. Jamais on ne surprit chez elles un murmure ; cependant, quand elles apercevaient venir de loin les acquéreurs des biens de leur famille, personnes relativement grossières et bourgeoises, roulant équipage et étalant leur luxe, elles rentraient et allaient prier à la chapelle afin de ne pas les rencontrer. C’était moins pour s’éviter à elles-mêmes un regret sur des biens dont elles avaient fait le sacrifice à Dieu que par délicatesse, de peur que leur présence ne parût un reproche à ces parvenus. Plus tard, les rôles furent bien changés ; mais l’hôpital continua de recevoir toutes sortes d’épaves. Là mourut le pauvre Pierre Renan, ton oncle, qui mena toujours une vie de vagabond et passait sa vie dans les cabarets à lire aux buveurs les livres qu’il prenait chez nous, et le bonhomme Système, que les prêtres n’aimaient pas, quoique ce fût un homme de bien, et Gode, la vieille sorcière, qui, le lendemain de ta naissance, alla consulter pour toi l’étang du Minihi, et Marguerite Calvez, qui fit un faux serment et fut frappée d’une maladie de consomption le jour où elle sut que l’on avait adjuré saint Yves-de-la-Vérité de la faire mourir dans l’année[1].

— Et cette folle, lui dis-je, qui était d’ordinaire sous l’auvent, et qui nous faisait peur à Guyomar et à moi ?

Elle réfléchit un moment pour voir de qui je parlais, et, reprenant vivement : — Ah ! celle-là, mon fils, c’était la fille du broyeur de lin.

  1. Je raconterai peut-être un jour ces histoires.