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un morceau de lard, une poignée de lin, une motte de beurre, un lot de pommes de terre, quelques fruits. Il acceptait. Les nobles des villes se moquaient de lui, mais bien à tort : il connaissait le pays ; il en était l’âme et l’incarnation.

« À l’époque de la révolution, il émigra à Jersey ; on ne voit pas bien pourquoi ; certainement on ne lui aurait fait aucun mal ; mais les nobles de Tréguier lui dirent que le roi l’ordonnait, et il partit avec les autres. Il revint de bonne heure, trouva sa vieille maison, que personne n’avait voulu occuper, dans l’état où il l’avait laissée. À l’époque des indemnités, on essaya de lui persuader qu’il avait perdu quelque chose, et il y avait plus d’une bonne raison à alléguer. Les autres nobles étaient fâchés de le voir si pauvre, et auraient voulu le relever ; cet esprit simple n’entra pas dans les raisonnemens qu’on lui fit. Quand on lui demanda de déclarer ce qu’il avait perdu : — Je n’avais rien, dit-il, je n’ai pu rien perdre. — On ne réussit pas à tirer de lui d’autre réponse, et il resta pauvre comme auparavant.

« Sa femme mourut, je crois, à Jersey. Il avait une fille qui était née vers l’époque de l’émigration. C’était une belle et forte fille (tu ne l’as vue que fanée) ; elle avait de la force de nature, un teint splendide, un sang pur et fort. Il eût fallu la marier jeune, mais c’était impossible. Ces faillis petits nobles de petite ville, qui ne sont bons à rien et qui ne valaient pas le quart du vieux noble de campagne, n’auraient pas voulu d’elle pour leur fils. Les principes empêchaient de la marier à un paysan. La pauvre fille restait ainsi suspendue comme une âme en peine : elle n’avait pas de place ici-bas ; on eût dit le reste d’un monde disparu. Son père était le dernier de sa race, et elle semblait jetée à plaisir sur la terre pour n’y pas trouver un coin où se caser. Elle était douce et soumise. C’était un beau corps, presque sans âme. L’instinct chez elle était tout. C’eût été une mère excellente. À défaut du mariage, on eût dû la faire religieuse ; la règle et les austérités l’eussent calmée ; mais il est probable que le père n’était pas assez riche pour payer la dot, et sa condition ne permettait pas de la faire sœur converse. Pauvre fille ; jetée dans le faux, elle était condamnée à y périr.

« Elle était née droite et bonne, n’eut jamais de doute sur ses devoirs ; elle n’eut d’autre tort que d’avoir des veines et du sang. Aucun jeune homme du village n’aurait osé être indiscret avec elle, tant on respectait son père. Le sentiment de sa supériorité l’empêchait de se tourner vers les jeunes paysans : pour ceux-ci, elle était une demoiselle ; ils ne pensaient pas à elle. La pauvre fille vivait ainsi dans une solitude absolue. Il n’y avait dans la maison qu’un jeune garçon de douze ou treize ans, neveu de Kermelle, que celui-ci