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le dispute à la tranquille uniformité du crépuscule, à peine, dans ce mystère du jour qui finit, remarquez-vous à la gauche du tableau le cheval d’un si beau style et l’enfant à mine souffreteuse qui se hausse sur la pointe des pieds, regarde par-dessus l’encolure de la bête, et, sans grande pitié, suit des yeux jusqu’à l’hôtellerie ce blessé qu’on a ramassé sur le chemin, qu’on emporte avec précaution, qui pèse entre les mains des porteurs et qui geint. La toile est enfumée, toute imprégnée d’ors sombres, très riche en dessous, surtout très grave. La matière est boueuse et cependant transparente; le faire est lourd et cependant subtil, hésitant et résolu, pénible et libre, très inégal, incertain, vague en quelques endroits, d’une étonnante précision dans d’autres. Je ne sais quoi vous invite à vous recueillir et vous avertirait, si la distraction était permise devant une œuvre aussi impérieuse, que l’auteur était lui-même singulièrement attentif et recueilli lorsqu’il la peignit. Arrêtez-vous, regardez de loin, de près, examinez longtemps. Nul contour apparent, pas un accent donné de routine, une extrême timidité qui n’est pas de l’ignorance et qui vient, dirait-on, de la crainte d’être banal, ou du prix que le penseur attache à l’expression immédiate et directe de la vie; une structure des choses qui semble exister en soi, presque sans le secours des formules connues, et rend sans nul moyen saisissable les incertitudes et les précisions de la nature. Des jambes nues et des pieds de construction irréprochable de style aussi ; on ne les oublie pas plus en leur petite dimension qu’on n’oublie les jambes et les pieds du Christ dans l’Ensevelissement de Titien. Dans ce pâle, maigre et gémissant visage, rien qui ne soit une expression, une chose venant de l’âme, du dedans au dehors : l’atonie, la souffrance, et comme la triste joie de se voir recueilli quand on se sent mourir. Pas une contorsion, pas un trait qui dépasse la mesure, pas une touche, dans cette manière de rendre l’inexprimable, qui ne soit pathétique et contenue; tout cela dicté par une émotion profonde et traduit par des moyens tout à fait extraordinaires.

Cherchez autour de ce tableau sans grand extérieur et que la seule puissance de sa gamme générale impose de loin à l’attention de ceux qui savent voir; parcourez la grande galerie, revenez même jusqu’au salon carré, consultez les peintres les plus forts et les plus habiles, depuis les Italiens jusqu’aux fins Hollandais, depuis Giorgion dans son Concert jusqu’à Metzu dans sa Visite, depuis Holbein dans son Érasme jusqu’à Terburg et Ostade; examinez les peintres de sentimens, de physionomie, d’attitudes, les hommes d’observation scrupuleuse ou de verve; rendez-vous compte de ce qu’ils se proposent, étudiez leurs recherches, mesurez leur domaine, pesez bien leur langue, et demandez-vous si vous apercevez quelque part une pareille intimité dans l’expression d’un visage,