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J’imaginerais qu’il en est de la Ronde de nuit comme de l’Assomption de Titien, page capitale et fort significative, qui n’est point un de ses meilleurs tableaux. J’imagine aussi, sans aucun rapprochement quant aux mérites des œuvres, que Véronèse resterait ignoré s’il n’avait pour le représenter que l’Enlèvement d’Europe, une de ses pages les plus célèbres et certainement les plus bâtardes, une œuvre qui, loin de prédire un pas en avant, annoncerait la décadence de l’homme et le déclin de toute une école. La Ronde de nuit n’est pas, comme on le voit, le seul malentendu qu’il y ait dans l’histoire de l’art.


III.

La vie de Rembrandt est, comme sa peinture, pleine de demi-teintes et de coins sombres. Autant Rubens se montre tel qu’il était au plein jour de ses œuvres, de sa vie publique, de sa vie privée, net, lumineux et tout chatoyant d’esprit, de bonne humeur, de grâce hautaine et de grandeur, autant Rembrandt se dérobe et semble toujours cacher quelque chose, soit qu’il ait peint, soit qu’il ait vécu. Point de palais avec l’état de maison d’un grand seigneur, point de train et de galeries à l’italienne. Une installation médiocre, la maison noirâtre d’un petit marchand, le pêle-mêle intérieur d’un collectionneur, d’un bouquiniste, d’un amateur d’estampes et de raretés. Nulle affaire publique qui le tire hors de son atelier et le fasse entrer dans la politique de son temps, nulles grandes faveurs qui jamais l’aient rattaché à aucun prince. Point d’honneurs officiels, ni ordres, ni titres, ni cordons, rien qui le mêle de près ni de loin à tel fait ou à tels personnages qui l’auraient sauvé de l’oubli, car l’histoire en s’occupant d’eux aurait incidemment parlé de lui. Rembrandt était du tiers, à peine du tiers, comme on eût dit en France en 1789. Il appartenait à ces foules où les individus se confondent, dont les mœurs sont plates, les habitudes sans aucun cachet qui les relève, et même en ce pays de soi-disant égalité dans les classes, protestant, républicain, sans préjugés nobiliaires, la singularité de son génie n’a pas empêché que la médiocrité sociale de l’homme ne le retînt en bas dans les couches obscures et ne l’y noyât. Pendant fort longtemps on n’a rien su de lui que d’après le témoignage de Sandrart ou de ses élèves, ceux du moins qui ont écrit, Hoogstraeten, Houbraken, et tout se réduisit à quelques légendes d’ateliers, à des renseignemens contestables, à des jugemens trop légers, à des commérages. Ce qu’on apercevait de sa personne, c’étaient des bizarreries, des manies, quelques trivialités, des défauts, presque des vices. On le disait intéressé, cupide, même avare, quelque peu trafiquant, et d’autre part on le disait dissipateur