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sont tourmentés pendant un temps plus ou moins long et d’une façon plus ou moins terrible, suivant la gravité de leurs fautes. Jemma, juge suprême, examine leurs actions, qui viennent se reproduire dans un grand miroir qu’il tient en main. Toutefois leurs supplices ne sont pas éternels ; leurs parens, restés sur la terre, peuvent par leurs prières et par l’intercession d’Amida (le Bouddha japonais) obtenir pour eux une atténuation de peine, et abréger la durée de leurs tourmens, ce qui donne un prix inestimable aux sacrifices domestiques consacrés à la mémoire des défunts ; leurs âmes passent alors dans les corps d’animaux accusés des mêmes penchans dont ces damnés ont à expier la souillure, serpens, crapauds, insectes, etc., puis passent enfin dans des corps humains et peuvent alors mériter une éternelle félicité. De toute manière l’âme des bêtes et celle des hommes n’est qu’une même substance, une émanation de l’intelligence, et jouit de la même immortalité. Il est facile de voir dans ces dogmes une pensée étrangère au fondateur du bouddhisme, greffée sur la doctrine originaire, afin de lui donner une forme saisissable et populaire.

A ne l’envisager que comme une conception indépendante au sujet du plus grand problème qui s’offre à l’humanité, on ne peut contester au bouddhisme une certaine grandeur, et si l’on songe qu’il a eu pour mission de combattre partout le panthéisme régnant sans partage, on devra reconnaître qu’il a été pour le monde un bienfait plutôt qu’une calamité. Avec Sakya l’homme n’est plus le jouet d’une puissance supérieure; il se possède, il domine par son intelligence ce monde qui naguère l’écrasait; ce n’est, il est vrai, que pour en connaître l’inanité, mais que d’orgueil il peut encore concevoir à sonder la profondeur de son propre néant et, foulant aux pieds des chimères, à s’élever par la force de la pensée jusqu’à la contemplation directe de l’absolu! Désormais il considère face à face un principe inaccessible; il se sent plus loin de son dieu, mais il sent son dieu plus haut.

Cet hommage une fois rendu à la beauté spéculative de la religion bouddhiste et à la pureté de sa morale, il faut bien reconnaître qu’elle était peu propre à élever d’une manière efficace la condition spirituelle de la créature humaine. A quoi bon délivrer l’homme de ses superstitions païennes et le faire maître de l’univers, si du même coup cet univers est pour lui dépeuplé, vide, mensonger? Quel effort tenter désormais en vue d’un résultat terrestre? A quoi bon le travail, l’énergie, l’action, puisque tout cela n’a pour objet que des fantômes? Si la métaphysique indienne est moins accablante que le panthéisme et moins fataliste, car elle réserve la liberté humaine, on peut dire qu’elle renferme la formule du désespoir. Aussi se demande-t-on comment une religion si désolante s’est propagée