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au-delà que peut-elle entreprendre quand tout est vanité et néant? Une illusion vaut-elle un effort? L’activité humaine n’est que le va-et-vient stupide d’un singe en cage. Que l’homme reste donc en repos, absorbé par avance dans la contemplation du nirvana.

Une pareille doctrine engendre nécessairement dieux sortes de sectateurs : d’une part les ascètes qui, pénétrés du néant de la vie, y renoncent, s’enferment et rêvent au grand inconnu; ou en rencontre ici quelques-uns parmi les vieillards revenus des passions et des enchantemens de la jeunesse; d’autre part les libertins, dont le raisonnement inconscient peut s’ébaucher ainsi : puisqu’il n’y a point de but à cette vie, puisque toute œuvre est maudite et qu’il est inutile de nous attacher à quelque devoir supérieur, passons du moins le plus joyeusement possible le temps qu’il faut passer ici-bas, jouissons avidement de ces biens illusoires si prompts à s’envoler, amusons-nous d’avance pour une éternité. Ceux-là forment la majorité, et leur gaîté bruyante, parfois un peu forcée, est le premier trait du caractère national qui frappe le voyageur. On les comprend mieux quand, par une radieuse matinée d’automne, on voit le Fusiyama dessiner ses contours majestueux dans un ciel de lumière et les sommets des montagnes voisines se profiler dans un azur d’une transparence incomparable. Si c’est là un rêve, il faut convenir qu’il porte à la joie, et que cette fête du soleil explique la bonne humeur native. En revanche, quel abattement quand viennent les longues pluies du printemps et les lourdes chaleurs humides de l’été! Le corps est engourdi, comme énervé; une somnolence irrésistible pèse sur l’esprit. La nature, de complicité avec la religion, pousse l’homme à la paresse béate, en même temps que par sa fécondité elle le dispense des âpres labeurs.

Un oisif perdu dans un rêve ou s’ébattant dans une fête, voilà ce qu’on rencontrerait dans tout Japonais, si les nécessités de la vie sociale et matérielle n’y mettaient ordre, A l’inaction correspond nécessairement une certaine infirmité de l’esprit, même dans les organisations les plus favorisées. Tout flotte dans ces têtes, rien ne se fixe autour d’une vérité centrale, ne s’asseoit sur une base assurée; il y a beaucoup d’idées, pas de système, — de l’intelligence et pas de méthode, — des pensées, mais sans ordre et sans lien logique. Ces pensées d’ailleurs restent des hypothèses et ne prennent pas la force de convictions. L’individu ne croit fermement à rien, ni au bien ni au mal. Aussi est-il peu capable des grandes vertus faites d’efforts constans et de foi profonde. Il lui serait plus facile de tomber dans le vice; c’est pourquoi la sévérité extrême de la loi positive a dû suppléer ici aux lacunes de la loi morale. Le point d’honneur, cette morale de l’orgueil, qui parle si haut, prête main-forte