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est tellement obscurci par les nuages qu’y développe un système éminemment compressif, que l’esprit y a encore moins d’élasticité qu’en Angleterre… » A défaut d’élasticité, l’Angleterre avait toujours sans doute ses autres mérites que Cavour appréciait, non toutefois sans garder une préférence visible pour la France. « Quand vous m’aurez montré un duc de Broglie anglais ou allemand, disait-il avec feu à M. de La Rive, je commencerai à douter de mon opinion sur la supériorité morale, intellectuelle et politique de la France, opinion qui s’enracine chaque jour davantage dans mon esprit. » Ces voyages, mêlés d’observations sérieuses et de plaisirs, ont eu certainement une influence sensible sur Camille de Cavour. Ils l’ont initié jeune encore aux mouvemens européens, aux intérêts compliqués du monde, aux spectacles divers de la politique en Angleterre et en France, en Belgique et en Suisse. Ils lui donnaient ce que j’appellerais le sens extérieur et diplomatique, comme l’agriculture pratiquée dans certaines proportions lui donnait le sens de toutes les réalités intérieures.

C’était alors la vie d’un jeune « citoyen du Piémont » qui, à travers toutes les métamorphoses d’une nature aussi active que facile, restait toujours un libéral grandissant dans l’ombre du régime absolu. Libéral, Cavour l’était, selon le mot ingénieux de M. de La Rive, « comme il était blond, vif et spirituel, — de naissance. » Dès sa jeunesse, il a eu l’instinct national et libéral qui a dominé son âme jusqu’à la dernière heure, et il exprimait avec vivacité la déception que lui avaient laissée les premières années de la révolution de 1830 : « Combien d’espérances déçues, écrivait-il, combien d’illusions qui ne se sont pas réalisées ! Combien de malheurs sont venus tomber sur notre patrie ! Je n’accuse personne, ce sera peut-être la force des choses qui en a décidé ainsi ; mais le fait est que la révolution de juillet, après nous avoir fait concevoir les plus belles espérances, nous a replongés dans un état pire qu’auparavant. Ah ! Si la France avait su tirer parti de sa position, si elle avait tiré l’épée… peut-être ! .. » Dégagé de tout lien vis-à-vis du gouvernement, il n’épargnait pas les railleries à un régime de jésuitisme et de police qui confondait dans ses proscriptions les sociétés secrètes, la philosophie de Rosmini, les chemins de fer, l’industrie, et avec qui Mme de Clermont-Tonnerre était réduite à négocier assez longtemps pour avoir, par l’entremise de l’ambassade de France, le Journal des Débats. « La science et l’intelligence, disait-il, sont réputées choses infernales par qui a la bonté de nous gouverner. » Cavour aimait la science et il avait l’intelligence aussi libre que déliée. Durant ces années d’épreuves pour l’Italie et pour le Piémont, entre 1830 et 1846, souvent dans ses causeries intimes ou